De même, le départ vers le labyrinthe souterrain s’était effectué sans précipitation ni bousculade, chacune venant naturellement occuper sa place dans le flot limpide qui s’écoulait vers les profondeurs de la terre. Les unes portaient les sacs, d’autres les cruches, d’autres encore des couvertures, des robes de rechange ou les fioles des belladores.
Juste avant de refermer et de condamner la porte qui donnait sur les sous-sols, deux sœurs avaient pris le temps d’observer la progression des protecteurs des sentiers : ils avaient pratiquement opéré la jonction, mais pas un d’entre eux ne s’était encore introduit dans le conventuel. Ils ne pourraient donc pas deviner où s’étaient retirées les habitantes des lieux et, ainsi que l’avait estimé Qval Anzell, ils s’en iraient selon toute probabilité au bout de deux ou trois jours de désœuvrement. Il suffirait ensuite d’envoyer quelques sœurs en reconnaissance pour organiser le retour de l’ensemble des djemales dans les bâtiments. Il conviendrait enfin de dresser un véritable rempart autour de Chaudeterre, de contacter les mathelles afin de recruter une armée commune, puis de trouver le moyen de démanteler l’organisation des protecteurs des sentiers.
Alma boitait bas et rencontrait des difficultés grandissantes à se maintenir dans l’allure. Elle avait perdu de vue la silhouette de sa mère depuis un bon moment. Certaines djemales de l’arrière-garde l’avaient rattrapée et dépassée sans lui accorder la moindre attention, mais elle apercevait derrière elle des lueurs mouvantes et rassurantes de solarines. Des bouches sombres s’ouvraient sur les parois de la galerie, les multiples entrées d’un labyrinthe dont on disait qu’il avait égaré un grand nombre de sœurs depuis la fondation du conventuel. Une odeur de soufre, encore peu prononcée, se diffusait dans l’air tiède.
Alma souffrait le martyre à chacune de ses foulées. Elle éprouva le besoin de souffler, de reposer son pied. Cinq ou six djemales filèrent à toute allure devant elle, l’obscurité absorba progressivement les lueurs de leurs solarines, les claquements de leurs pas décrurent dans le silence profond de la galerie.
Alma était désormais attardée, perdue, souffrante, sans ressource et sans lumière dans le dédale souterrain de Chaudeterre. Elle aurait dû crier, appeler au secours, mais son orgueil le lui interdisait, elle ne voulait pas donner à sa mère l’impression de mendier de l’aide.
Elle s’assit contre la paroi, délaça sa sandale et souffla sur son pied enflammé. Elle n’entendait plus d’autre bruit que des écoulements, des clapotis et les grondements lointains des geysers d’eau bouillante. Alors elle se mit à l’écoute du présent de tout son corps, de tout son esprit, et elle perçut dans les ténèbres une force à l’œuvre qui était peut-être la mort.
CHAPITRE XI
VENTRESECS
Elleo fait partie des hommes qui sont allés pendant quelques jours prêter main-forte aux permanents d’un mathelle inondé par une crue soudaine de la rivière Abondance. De violents orages ont éclaté en cette fin de saison sèche et provoqué de nombreux dégâts dans les domaines, y compris celui de notre mère. Mais nous avons été moins touchés que d’autres, et Sgen, toujours attentive, toujours généreuse, a envoyé quelques-uns de ses hommes et une part de ses récoltes chez ses consœurs en difficulté.
Je l’ai d’abord maudite de m’avoir enlevé Elleo (je la soupçonne de nous avoir surpris lors d’une étreinte et d’avoir saisi ce prétexte pour l’éloigner de moi), puis, passée cette première réaction de colère, je me suis résignée, mieux, je me suis ressaisie, et je compte tirer profit de son absence pour combler le retard accumulé dans la rédaction de mon journal. J’ai l’impression que mon maître Artien me regarde d’un œil sévère depuis son paradis monoclonal. Il se consacrait avec une telle intransigeance à la danse de la plume qu’il ne tolère sûrement pas les disciples velléitaires de mon espèce. D’un autre côté, s’il reconnaît avoir éprouvé un désir un peu fou et lointain pour Ellula, il n’a jamais vraiment connu l’état amoureux, ce chavirement de la raison et des sens, ce feu sublime qui dévore le cœur et le corps. Il n’a jamais connu, et encore moins en tant que mâle – ou en tant que copie biologique mâle –, ce frémissement ineffable de la chair, cette offrande profonde, troublante à l’envahisseur, au conquérant, cette dépossession magnifique qui, parce qu’elle brise les limites individuelles, parce qu’elle efface la conscience du moi, étend aux dimensions du cosmos.
En théorie, il ne devrait pas y avoir de descendants d’enfants de l’éprouvette dans la population du nouveau monde. Artien estime que les clones souffrent d’insuffisances génétiques et sont incapables de procréer. Il cite en exemple les serpensecs, ces redoutables tueurs issus du laboratoire du moncle Gardy qui, fort heureusement pour les passagers du vaisseau (fort heureusement pour nous par conséquent), ne purent se reproduire et, à de rares exceptions près, furent exterminés tous en même temps par Lœllo et le grand Ab. Mais il s’agissait de reptiles, rien ne prouve que cela se soit passé de la même façon pour les êtres humains. Peut-être suis-je moi-même une lointaine héritière de l’éprouvette (ce mot m’a longtemps posé problème, j’ai fini par m’imaginer une sorte de matrice transparente fabriquée dans un matériau semblable aux éclats des fenêtres du vaisseau des origines), ce qui donnerait un éclairage nouveau, intéressant, à mon tempérament parfois… incohérent, inexplicable. Peut-être mes gènes gardent-ils les traces de cette conception artificielle, me poussent-ils à reculer sans cesse les limites de ce matériau dans lequel mon ancêtre fut conçu ? Peut-être m’ont-ils entraînée sur la piste des écrits du moncle Artien, m’ont-ils incitée à poursuivre son œuvre ?
Tes divagations ressemblent fort à la recherche inconsciente d’une relation père-fille à travers le temps, Lahiva filia Sgen : il n’y a pratiquement aucune chance que tu sois la descendante d’un clone, encore moins d’un moncle, et encore moins du moncle Artien. Tu ne trouveras pas de justification à tes errements présents dans un passé recomposé, fantasmé. Tu manies la provocation comme une arme, mais, en réalité, tu cherches sans cesse à te disculper, à légitimer ta place dans ce monde qui, parce qu’il sombre dans la convention, ne te reconnaît pas. Tu ne t’acceptes pas, Lahiva filia Sgen, voilà la vérité, tu essaies de te nier, de te salir à travers les maux et les mots. Et l’écriture, cette chère écriture que tu négliges avec l’impudente insouciance des fantasques, n’est pas qu’un passage de témoin entre deux époques, mais une tentative désespérée d’explorer tes mécanismes secrets, de dévoiler la fleur noire qui te ronge, de dénuder tes monstres intimes. La grande différence entre le grand Ab et toi (mais non, mais non, rien ne prouve non plus que tu descendes en droite ligne du grand Ab…), c’est justement l’extraordinaire capacité qu’avait l’ancien détenu de Dœq à vivre en compagnie de ses monstres. Contemple-les maintenant, Lahiva, contemple tes colères, tes frustrations, tes mépris, tes haines, tes mesquineries, comprends qu’ils t’appartiennent au même titre que tes cheveux et ton corps, comprends qu’ils ne sont ni bons ni mauvais, mais que, si tu refuses de les apprivoiser, de les dompter, ils finiront par te dévorer comme ils ont dévoré les habitants d’Ester, comme ils ont dévoré Eshan, le jeune Kropte fou d’amour pour Ellula.
Une parenthèse à propos d’Eshan : je me demande s’il n’a pas donné son nom à un sentier, le chemin d’Eshan ou… le chemin des chanes. L’orthographe n’est pas la même, mais la sonorité, elle, reste identique, et personne n’a encore trouvé d’explication satisfaisante à l’origine du mot « chane ». Si j’en crois le moncle Artien, le jeune Eshan aurait choisi de se confier au vide plutôt que de prolonger une existence accablée par les remords. Nos ascendants se seraient-ils servis de son nom pour symboliser le dernier passage, le chemin de la mort ?