J’avais une nouvelle fois l’intention d’évoquer le peuple de l’Agauer, mais mes propres démons… pardon, mes monstres intimes se sont emparés de ma volonté, de mon bras et de ma plume. Elleo, mes monstres intimes : je suis décidément vouée à la dépossession. Quand donc me déciderai-je à exister par moi-même, à trancher les amarres, à voguer dans le silence enfin restauré de mon corps et de mon esprit, libre des désirs et des regrets, emplie du chant ineffable de l’univers, ce chant dont je perçois les échos lointains mais que je ne prends jamais le temps d’écouter ?
Un peu de volonté ! Le peuple de l’Agauer, donc.
Dans sa dernière page d’écriture, juste avant sa mort, Artien évoque un deuxième vaisseau, l’Agauer, parti d’Ester trois siècles après l’Estérion, transportant cinq cents passagers, Kroptes, mentalistes et Qvals (une nouvelle preuve, si besoin est, de l’existence réelle de ces êtres légendaires). J’ai interrogé quelques hommes et femmes parmi nos plus anciens : pour eux, l’Agauer évoque le mythe des magiciens qui viendront un jour sur le nouveau monde nous offrir le bonheur éternel. Ils atterriront selon eux à l’est du Triangle, de l’autre côté de la barrière montagneuse qui porte déjà le nom de leur arche. Mais ils ne se manifesteront aux descendants de l’Estérion que si ces derniers se montrent dignes de les recevoir, ou ils repartiront dans l’espace et apporteront leur magie à d’autres mondes, à d’autres peuples. J’ai demandé aux anciens ce qu’à leurs yeux signifiait l’expression « dignes de les recevoir ». Ils m’ont répondu que nous ne devions à aucun prix sortir des sept chemins d’évolution défrichés par les héros de l’Estérion. Qu’un seul d’entre nous s’en écarte, et c’est toute la population du nouveau monde qui en subira les conséquences. Je ne leur ai pas parlé de ma relation avec mon frère, mais je suppose qu’elle fait précisément partie de ces écarts qu’ils stigmatisent avec une grande véhémence. Je ne leur ai pas non plus révélé que, selon toute vraisemblance, l’Agauer s’était posé sur le nouveau monde depuis plus de quatre siècles (j’espère ne pas m’être trompée dans la conversion des temps : je n’ai pas très bien saisi cette différence entre le temps des vaisseaux et le temps d’Ester, et les précisions d’Artien sur le « voleur de temps » n’ont pas franchement éclairé ma lanterne).
Quoi qu’il en soit, si l’Agauer n’a pas rencontré de difficultés techniques insurmontables, il y a de fortes probabilités que nous ne soyons pas les seuls habitants humains du nouveau monde. Je ne vois rien d’étonnant au fait que les deux populations ne se sont pas encore rencontrées : notre vaste planète compte sans doute plusieurs continents séparés par des eaux plus ou moins difficiles à franchir. En outre, si les descendants des passagers de l’Agauer se sont comme nous consacrés à consolider les fondations de leur société naissante, ils n’ont pas pris le temps d’aller à la découverte de leur environnement plus lointain. Je serais curieuse néanmoins de savoir dans quelle direction ils ont évolué, de connaître leurs croyances et leurs mythes. Parlent-ils le même langage que nous ? Mangent-ils les mêmes aliments que nous ? Se sont-ils comme nous organisés autour des axes fertiles des femmes, autour des mères ? Ont-ils subi le même déclin technologique que nous (oui, sans doute, ou nous aurions déjà entendu parler d’eux) ?
Je serai probablement morte avant de recevoir les réponses à ces questions. Si la nature m’avait faite homme, je crois que je serais partie à leur rencontre… Mais, pauvre idiote, tu la tiens, ta solution ! Il te suffit de persuader Elleo de se lancer dans l’aventure en lui montrant au besoin le journal du moncle Artien. Vous n’y trouveriez que des avantages : non seulement vous auriez la possibilité de renouer les liens entre deux peuples issus d’un passé commun, mais vous pourriez vous aimer en toute impunité, en toute liberté, sur les étendues vierges du nouveau monde, vous mèneriez une existence exaltante, bien loin de la routine abrutissante du mathelle.
Le temps va désormais me paraître encore plus long jusqu’au retour d’Elleo. Ce n’est plus seulement mes mains, mes lèvres, mon ventre qui l’attendent avec impatience, mais un avenir enthousiasmant, glorieux. Pourvu que je ne flanche pas au moment de défricher notre nouveau chemin. J’ai ressenti des nausées toute la journée d’hier et ce matin à mon réveil. Je les ai imputées à l’absence d’Elleo et j’ai tenté de les soustraire à la vigilance maternelle, mais Sgen m’épie avec dans l’œil une lueur que je n’aime guère.
Orchéron observa les hommes et les femmes rassemblés autour du feu, des ventresecs sans aucun doute. Orchale en recevait de temps à autre au domaine, principalement aux périodes des moissons et des cueillettes de fruits. Grossissant les rangs des permanents et des journaliers, ils travaillaient en contrepartie de trois repas par jour, d’un bain hebdomadaire et de quelques heures de sommeil sur la paille des silos.
Ceux-là étaient une vingtaine, assis autour d’un grand feu où rôtissaient des quartiers de yonk, à l’intérieur d’un cercle d’abris de peau bas et semi-sphériques. Non loin, à demi dissimulés par les herbes, des hommes, des femmes et des enfants se baignaient dans une mare scintillante abandonnée par les orages des jours précédents. En arrière-plan se dressaient les formes dentelées et sombres de la chaîne montagneuse de l’Agauer.
Proche, si proche qu’Orchéron en eut le vertige.
« On s’est perdu ? »
Orchéron sursauta. Une jeune femme s’était approchée dans son dos sans faire de bruit, vêtue d’une robe ajourée qui ne dissimulait pratiquement rien de son corps.
Perdu ? Bien plus que ça ! Il était incapable de dire ce qu’il faisait au beau milieu de la plaine. Ses souvenirs s’arrêtaient à l’instant précis où il voyait les protecteurs des sentiers surgir d’un abri souterrain et, aspergés par la lumière des éclairs et des solarines, se déployer au pied de la colline de l’Ellab. Il avait repris connaissance quelques instants plus tôt, en plein jour, marchant au milieu des herbes dans la direction de l’est. Entre les deux, c’était le trou noir, le néant, un gouffre trop large et trop profond pour pouvoir être exploré.
« Tu es un… lakcha de chasse ? »
Il secoua lentement la tête tout en examinant son interlocutrice. Ses cheveux clairs, ondulants, blonds par endroits, encadraient un visage hâlé volontaire. Ses yeux d’un brun foncé tirant sur le noir le scrutaient avec sous le vernis de méfiance un soupçon d’impertinence. Elle irradiait une énergie qui reléguait l’irrégularité, la grossièreté de ses traits au second plan.
« Alors qu’est-ce que tu fais là ?
— Je… j’ai l’intention d’explorer le Triangle », répondit Orchéron.
La femme le fixa avec une attention redoublée, le front et les paupières plissés, comme si elle essayait de voir au travers de son crâne.
« Tu as plutôt la tête de quelqu’un qui fuit, dit-elle sans le quitter des yeux. Quelqu’un que la mort poursuit… »