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L’Alma des jours précédents aurait dérivé pendant des heures sur le courant, immergée dans ses chimères, se berçant de passés illusoires, s’inventant des avenirs glorieux. Mais, en la circonstance, elle resta vigilante, attentive aux manœuvres sournoises de son mental, elle refusa d’entrer dans la ronde familière, elle laissa s’évanouir les sensations, les émotions qui prenaient l’apparence d’un visage, d’une voix, d’une odeur, d’une saveur, elle se concentra sur les gargouillements, les frémissements, les sifflements de l’eau, sur les craquements et les grondements de la terre… Elle corrigea à plusieurs reprises sa porte-du-présent qui, c’était chez elle une habitude, avait tendance à s’affaisser sur le côté gauche, se surprit à trouver du confort à cette posture tant haïe au début de son noviciat. Elle fut immédiatement assaillie par les souvenirs pénibles des premiers mois dans l’enceinte de Chaudeterre : raideurs dans les membres, dans les os, faim, soif, froid, chaud, désespoir, colère, envie de suicide… Son mental utilisait à la perfection cette tendance à la complaisance, à l’apitoiement sur soi-même. Elle se reprit, repoussa énergiquement la tentation de retrouver ses univers familiers, revint aux principes de base de la recherche d’éveil : posture, inspiration, silence, expiration, silence, inspiration, silence…

Alma sut, lorsqu’elle émergea de sa séance d’éveil au présent, qu’elle n’était pas prête à subir l’épreuve du Qval. Ulcérée, elle refusa d’admettre son échec. Elle se releva, se dirigea d’une allure résolue vers le bassin, se glissa entre les rochers aux arêtes tranchantes, dévala un escalier naturel, pénétra dans l’eau jusqu’aux chevilles.

Elle eut l’impression que l’eau lui dénudait les pieds jusqu’aux tendons, jusqu’aux os. Elle poussa un hurlement, recula, s’affaissa lourdement sur le rebord du bassin. Des gouttes brûlantes lui cinglèrent le ventre, la poitrine et le visage. Un feu dévorant montait de ses pieds ébouillantés, se ramifiait dans ses jambes, dans son bassin, dans sa poitrine. Elle voulut s’éloigner de l’eau, de ce bain de vapeur qui jetait encore du feu sur ses brûlures, elle en fut incapable, terrassée par la souffrance, vidée de ses forces. Alors elle songea que l’orgueil de sa mère… que son orgueil l’avait condamnée à mourir. Elle n’eut même pas envie de pleurer. Un océan de médiocrité ne valait pas une larme. Elle eut vaguement conscience que l’un de ses pieds trempait encore dans l’impitoyable bassin du Qval, mais l’idée ne l’effleura pas de l’en retirer.

Cette couleur indéfinissable, entre ocre et gris, lui rappelait quelque chose. Son œil entrouvert la fixait depuis un bon moment déjà, mais elle restait incapable de l’associer à une idée ou à un souvenir précis. De même, elle ne parvenait pas encore à déterminer si la douleur qui venait d’en bas – du moins c’est ainsi qu’elle la localisait, en bas par rapport à son œil, par rapport à la tache ocre gris – lui appartenait ou concernait quelqu’un d’autre. Elle devina qu’on bougeait au-dessus d’elle, sensation de déplacement, de frôlement, et des bruits lui parvenaient qui évoquaient le murmure d’une source.

L’eau…

Sa mémoire lui revint avec une telle brutalité qu’elle eut le réflexe de lancer sa jambe en l’air pour sortir enfin son pied du bassin bouillant. Elle vit le drap du dessus se soulever comme une voile gonflée par le vent et deux formes sombres se reculer avec précipitation. La situation lui apparut en une fraction de seconde, comme dans un rêve : les murs ocre et la lumière grise de sa cellule ; la présence des deux djemales, Qval Frana, la responsable de l’ordre, Qval Anzell, la belladore ; ses brûlures, les preuves accablantes de son échec.

Le choc de sa jambe retombant sur le matelas lui enflamma le pied et lui arracha un cri. Qval Anzell la saisit par les bras et pesa sur elle de tout son poids pour l’empêcher de gigoter.

« Calme-toi, petite sotte ! gronda la guérisseuse, une femme dont la corpulence – épaules larges, tronc massif, cou épais, bras puissants – lui donnait l’allure d’un homme, voire d’un yonk selon des sœurs moins indulgentes.

— Doucement, intervint Qval Frana. Vous allez l’achever si vous continuez à la rudoyer de la sorte… »

Qval Anzell tourna la tête vers sa supérieure avec la vivacité d’un furve. Ses cheveux noirs et soyeux, sa seule concession à la féminité, masquèrent un instant ses yeux noirs furibonds et ses traits forts, taillés au couteau de corne.

« Depuis combien de temps n’était-ce pas arrivé ? Trente, quarante ans ? Il faut au contraire la réveiller, cette idiote, la ramener à coups de pied aux fesses dans le monde réel ! »

Qval Frana haussa les épaules, s’assit sur le bord du lit et se pencha à son tour sur Alma. L’odeur aigre de sa robe de laine végétale masqua en partie les relents de terre humide qui imprégnaient l’air confiné de la cellule. Un sourire éclaira le foisonnement de rides qui craquelaient son visage. Sa peau cuivrée, comme recuite par Jael – alors qu’elle ne sortait pratiquement jamais des bâtiments de Chaudeterre –, jurait avec ses cheveux blancs coupés court et ses yeux d’un bleu dilué, presque enfui. Elle avait sans doute, et depuis longtemps, dépassé les deux cents ans. De la main, elle ordonna à Qval Anzell de s’éloigner et posa sur Alma un regard bienveillant.

« Est-ce que tu te sens mieux ? »

La novice répondit d’un clignement de cils.

« Le plus dur est passé, reprit la vieille femme. Nous avons bien cru te perdre. Cela fait cinq jours que Qval Anzell se bat pour te ramener à la vie. »

Alma leva les yeux sur la guérisseuse qui se tenait près de la tenture de l’entrée, les bras croisés, l’air renfrogné, la robe chiffonnée, constellée de taches. Qval Anzell enseignait ses secrets aux djemales qui souhaitaient se consacrer au sacerdoce des belladores, à l’art de la guérison. Il était rare qu’elle s’occupât personnellement d’une malade, et Alma, même si elle répugnait à se frotter à son caractère épineux, lui en fut reconnaissante.

« Ton pied droit, celui que tu es parvenue à retirer de l’eau, ne gardera aucune séquelle de ton séjour dans la grotte. Ton pied gauche, en revanche… »

Qval Frana marqua un temps de pause pendant lequel, du dos de la main, elle caressa tendrement la joue d’Alma. Un geste inattendu de sa part, un geste de mère, elle qui avait cheminé toute son existence sur le sentier que les djemales, selon leur humeur du moment, appelaient « stérile », « aride », « ardent », « pur », « neutre » ou « vrai ».

« Nous ne sommes pas contraintes de l’amputer, rassure-toi, ajouta la vieille femme. Cependant, il ne récupérera ni sa forme initiale ni sa souplesse. Qval Anzell pense que tu pourras remarcher normalement mais que tu te fatigueras vite. De toute façon, nous ne sommes pas des marcheuses, à Chaudeterre. La plus longue distance que nous sommes amenées à parcourir, c’est celle qui mène de la cellule au jardin, au verger et aux salles communes ! »

Les paroles de Qval Frana cessèrent tout à coup d’être des sons vides de sens dans l’esprit d’Alma.

« Je ne pense pas que tu souhaites grossir les rangs de nos sœurs séculières, n’est-ce pas ? »

Alma secoua lentement la tête dans un froissement d’oreiller qui résonna à l’intérieur de son crâne avec la force d’une averse de cristaux de glace. C’est alors seulement qu’elle remarqua la présence des multiples petits pansements collés sur ses cuisses, son ventre, sa poitrine et son visage.