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« Ton handicap n’aura donc que des conséquences mineures sur ton existence. Et pour cela, tu dois être reconnaissante au présent, à l’éternel, à l’ordre invisible d’Ellula. Et à Qval Anzell, bien entendu…

— Je n’attends aucune gratitude de qui que ce soit ! protesta la belladore. Est-ce que le présent s’embarrasse de ce genre de considération ?

— Si vous n’avez pas besoin de recevoir de la reconnaissance, Qval Anzell, admettez que les autres, celles que vous avez soignées ou formées, puissent ressentir le besoin de vous la signifier.

— Qu’elles la signifient en ce cas, mais pas devant moi ! Je ne suis ni meilleure ni pire qu’elles, je ne fais que suivre mon chemin. Accomplir mon temps. Et parfois le chemin est dur et le temps long ! »

Les deux femmes gardèrent pendant quelques instants un silence maussade, comme renvoyées à leurs blessures intimes. Alma exploita ce moment de répit pour recouvrer son intégrité, pour renouer avec cette expérience à la fois si simple et si complexe d’être un esprit localisé dans un corps. Elle ressentit non seulement les brûlures profondes à ses pieds mais celles, plus bénignes, semées par les gouttes bouillantes sur sa peau. Il y avait une part d’elle qui se réjouissait de revenir à la vie et l’autre qui regrettait de ne pas être morte. Elle attendit que Qval Frana pose à nouveau les yeux sur elle pour entrouvrir la bouche et poser la question qui la tracassait. La vieille femme l’encouragea du regard et, le front plissé, essaya de saisir quelques mots dans le gargouillement inaudible qui sortit de sa gorge.

Alma recommença en s’appliquant à détacher ses syllabes.

« J’ai é-chou-é… é-chou-é… Je suis… je suis ren-vo-yée de l’or-dre, n’est-ce pas ? »

Elle éprouva la même déception qu’au sortir de sa séance d’éveil dans la grotte, la même colère, la même détresse, la même humiliation, le même dégoût d’elle-même… Qval Frana eut un hochement de tête qui exprimait à la fois la compassion et la réprobation.

« Je n’ai plus rien à faire ici, dit Qval Anzell en écartant la tenture. Mes assistantes viendront deux fois par jour étaler les onguents et renouveler les pansements. Je dois retourner à mes élèves. Je les ai négligées depuis trop longtemps. »

Elle s’éclipsa sans attendre la réponse de sa supérieure. Qval Frana se leva et s’approcha de la petite lucarne de la pièce, qui, donnant sur un autre couloir, ne captait qu’une lumière morne, sale.

« L’épreuve du Qval est symbolique, pas réelle, dit-elle d’une voix sourde. Quel intérêt, sainte Djema, oui, quel intérêt aurions-nous à nous plonger dans ce bassin ? À mesurer notre éveil, notre conscience du présent ? Est-il vraiment besoin de risquer sa vie pour évaluer un état qui, par définition, n’est pas quantifiable ? Qval Djema elle-même s’est-elle réellement immergée dans le Qval, dans l’eau bouillante de la cuve du vaisseau ? Ou a-t-elle seulement ouvert une porte spirituelle qui nous permette de la rejoindre par la prière, par l’esprit ? »

La vieille femme se retourna et dévisagea Alma avec froideur, avec sévérité. Elle n’était plus l’aînée inquiète désormais, la mère de substitution, mais la responsable du conventuel, de l’enseignement, l’héritière de Qval Djema.

« Ce que je cherche à te dire, jeune présomptueuse, c’est que tu as pris à la lettre ce qui n’était qu’un rituel symbolique.

— Mais les au-tres… les au-tres…

— Tes compagnes de noviciat ? Pas une d’entre elles n’aurait eu l’idée saugrenue de tremper ne serait-ce qu’un doigt dans ce bassin ! Elles se sont simplement retirées dans la solennité de la grotte pour abandonner leur robe de novice et revêtir l’habit de djemale. Pour rejoindre Qval Djema de l’autre côté de la porte symbolique. Et j’étais persuadée que tu en ferais autant. J’étais à mille lieues de supposer que…

— Mais… mais Qval Dje-ma, elle a un jour dis-pa-ru dans le bas-sin… »

Qval Frana revint s’asseoir sur le bord du lit et prit les mains d’Alma dans les siennes. À nouveau, l’odeur aigre qui s’échappait de la robe sombre de la vieille femme frappa la novice.

« Tes instructrices ne t’ont donc rien enseigné ? Elles ne t’ont pas appris à reconnaître le langage des signes, des symboles ? »

Si, bien sûr, et certaines d’entre elles avaient insisté sur l’aspect allégorique de l’histoire de Djema, de l’aventure des passagers de l’Estérion, mais Alma s’était emparée des images et des mythes comme d’autant de réalités, comme d’autant de bornes sur son chemin de reconquête.

« Elles ne sont pas res-pon-sa-bles… Je ne les ai pas… é-coutées… »

Qval Frana se leva, se dirigea vers la sortie de la cellule et écarta la tenture.

« Tu as besoin de repos. Quand tu seras remise, je t’emmènerai à nouveau dans la grotte. Et là, tu diras adieu à tes rêves de novice, Alma, tu deviendras une djemale, une femme engagée sur le chemin de la connaissance. Je te crois faite pour la vie de recluse. Pour le quatrième sentier. Le plus exigeant, le plus exaltant de tous. »

Longtemps après que Qval Frana eut quitté la cellule, Alma eut l’impression de flotter entre les éclats de son rêve brisé. Elle ne pourrait jamais prendre sa revanche sur son passé. En l’expédiant à Chaudeterre, sa mère s’était arrangée pour la dépouiller de tout, même de ses rêves. Elle qui avait toujours répugné à verser des larmes, elle pleura silencieusement, longuement. Elle en ressentit du soulagement, du bien-être même, et finit par s’endormir.

CHAPITRE III

LE VISITEUR

L’hiver a frappé comme chaque année avec une brutalité inouïe. Les températures ont chuté de cinq ou six dizaines de grades en moins de sept jours. Nous sommes entrés dans ce que nous avons pris l’habitude d’appeler l’amaya de glace ou l’hivernage, une période de trois mois pendant laquelle nous restons cloîtrés dans nos habitations, dans la douce chaleur du foyer central que nous alimentons avec du bois, de la paille compressée et de la bouse séchée de yonk. Deux mois où règne un froid si glacial, si méchant que toute vie semble déserter le continent du Triangle.

À propos de Triangle, il me faut ici préciser que notre continent tire probablement son nom de sa forme observée depuis l’espace, depuis le vaisseau de nos ancêtres. Ni les survivants de l’Estérion ni les générations qui leur ont succédé n’ont un jour entrepris d’établir une cartographie globale et fiable de leur planète d’adoption. Hormis les lakchas de chasse, que les troupeaux de yonks entraînent parfois dans de longues errances, aucun d’entre nous n’a encore trouvé le vrai courage de quitter les ventres rassurants et féconds des mathelles, d’explorer le Triangle, encore moins de découvrir de nouveaux continents. Des groupes de reconnaissance expédiés au début de l’été sont déjà rentrés au bercail comme des bêtes domestiques effrayées par les grands horizons et pressées de regagner leur étable, leur litière, leur mangeoire, leur joug… Nous sommes issus d’un peuple enfermé pendant cent vingt ans dans une prison de métal. Sans doute plusieurs générations seront-elles nécessaires aux descendants de l’Estérion pour se défaire de leurs inhibitions, pour lever la tête, pour se risquer sur les grands espaces. De l’expédition de ces groupes, il ressort que les terres du sud et de l’est présentent les mêmes caractéristiques que les plaines où nous avons élu domicile. On y trouve des sources en abondance, tantôt froides, tantôt chaudes, une autre variété de céréale d’un goût légèrement amer, des fruits insipides mais comestibles, d’immenses troupeaux de yonks sauvages… Nous aurons donc la possibilité d’y fonder de nouveaux mathelles, de nous étendre, de prendre nos aises.