Il avait d’abord essayé de descendre par où il était arrivé, mais il n’avait réussi qu’à monter au troisième et dernier étage de la construction, un niveau d’un seul tenant, vide, dont l’utilité lui échappait. Il en avait observé chaque recoin, chaque dalle, chaque bloc, sans rien découvrir qui pût de près ou de loin ressembler à une sortie, un passage. Il avait alors alterné les périodes de découragement et les crises de colère, parfois si véhémentes qu’il se cognait la tête contre les murs. Ses accès de violence avaient effrayé la créature qui s’était détachée de lui à plusieurs reprises, s’était éloignée d’une démarche dandinante quelques pas plus loin pour le fixer de ses grands yeux noirs et insondables. Il en avait éprouvé une telle sensation de déchirement, de froid, d’abandon, qu’il s’était allongé sur le plancher, vidé de ses forces, jusqu’à ce qu’elle revienne le lécher et s’enrouler autour de son torse. Il avait compris qu’elle ressentait le besoin de lui nettoyer la peau avant de se coller à lui comme un vêtement.
Il s’était efforcé de recouvrer son calme, avait tenté de sauter à pieds joints dans l’orifice central en espérant que l’élan lui conférerait le supplément de poids nécessaire pour vaincre l’apesanteur, mais à chaque fois il s’était inexorablement envolé et était retombé en douceur sur le plancher après une élévation d’une hauteur équivalente à deux hommes.
Il avait adopté une autre méthode : il avait agrippé le bord de l’ouverture, était parvenu à y glisser les jambes en luttant pied à pied contre le courant ascendant, à passer tout le corps, mais, dès qu’il avait lâché, il avait été inexorablement happé et projeté vers le haut. À la tombée de la nuit suivante, il avait admis que le puits d’apesanteur était seulement prévu pour la montée, qu’il existait un autre système pour la descente, qu’il devait se triturer les méninges pour trouver la solution. La petite djemale – Alma – avait beau le prendre pour un demeuré, il n’était pas – il ne se croyait pas – plus idiot qu’elle. Taraudé par la faim et la soif, il avait fini par s’endormir en espérant qu’elle était moins mauvaise qu’elle n’en avait l’air, qu’elle réapparaîtrait le lendemain matin avec cet agaçant petit sourire de triomphe qui ne parvenait qu’à accentuer son air pincé. Étrange tout de même que cette fille, qui prétendait avoir rencontré le Qval des légendes de l’Estérion, fit preuve d’une telle agressivité, d’un tel dédain.
Le lendemain, après une nuit agitée, il avait pensé qu’il était certainement arrivé quelque chose à Alma et, elle avait beau se montrer plus désagréable que les pires pestes du mathelle de sa mère, il avait éprouvé un douloureux pincement d’inquiétude. Pas seulement parce qu’il avait besoin d’elle, mais parce qu’en sa présence il brûlait d’un peu de ce feu vital qui l’avait embrasé avec Mael. Il ne s’agissait pas d’attirance, encore moins de désir, mais d’un frottement fécond, comme la friction à la fois horripilante et étincelante de deux pierres abrasives.
Il avait à nouveau examiné une à une les dalles du parquet, un à un les blocs de roche translucides des murs, mais il n’avait déniché aucun indice de la sortie de l’étage. De même, il n’avait reçu aucune de ces visions fugaces et instructives qui l’avaient effleuré le premier soir où il était entré dans la construction. Il avait à nouveau perdu son sang-froid et était entré dans une rage incontrôlable semblable à celles qui caractérisaient le début de ses crises. La créature s’était aussitôt séparée et éloignée de lui, mais il ne s’était pas apaisé pour autant, il avait poussé une série de hurlements, tiré son couteau, déplié la lame et donné des coups devant lui, comme s’il pourchassait d’invisibles adversaires. Il avait fini par s’effondrer, aussi faible qu’un nouveau-né, terrassé par une souffrance indicible. La créature était revenue le lécher et s’enrouler autour de son torse en se faufilant comme de l’eau entre le plancher et son dos. Il en avait ressenti un soulagement immédiat et pris conscience que, contrairement aux belladores de Cent-Sources, elle avait la capacité de régénérer ses blessures profondes.
Jael n’avait pas encore paru dans un ciel pâle, mais la lumière de l’aube emplissait déjà le troisième niveau et révélait l’angle du cône. Orchéron avait l’impression d’être enfermé dans une gigantesque flèche à la pointe étincelante.
Il tourna en rond jusqu’à ce que le disque de l’astre du jour, déformé par les roches translucides, apparaisse au-dessus de la ligne d’horizon. Sa gorge et sa bouche sèches, douloureuses, réclamaient de l’eau. La créature avait un grand pouvoir apaisant, mais pas la vertu de le désaltérer ni de le nourrir. Une journée de plus dans ces conditions, et il n’aurait sans doute plus le courage de se révolter, sa vie s’arrêterait au dernier niveau de ce cône dont les bâtisseurs n’avaient certainement pas prévu qu’il se transformerait un jour en prison ou en tombeau.
Il observa les rayons rasants de Jael qui s’engouffraient à travers la roche translucide. Déviés par les blocs incurvés plus ou moins opaques, plus ou moins veinés, ils partaient dans tous les sens à l’intérieur de l’étage, s’échouaient sur le plancher ou sur les murs opposés en figures chatoyantes et complexes. Il remarqua, au ras du plancher, un bloc qui ne semblait pas produire le même effet de diffraction. La lumière le pénétrait comme si elle ne rencontrait aucun obstacle et poursuivait sa route en ligne droite jusqu’à ce qu’elle s’échoue sur le pan opposé. Il s’en approcha et s’accroupit pour mieux observer le phénomène. Le bloc était d’une transparence presque parfaite, n’eussent été les lignes sombres et régulières qui le traversaient de part en part comme des veines parfaitement ordonnées. Il voulut y poser la main, faillit pousser une exclamation de surprise quand elle s’enfonça sans résistance, encore plus facilement que s’il l’avait plongée dans de l’eau. Il l’en retira, fiévreux, le cœur battant, se demandant s’il n’était pas la proie d’un délire, puis il réitéra son geste, insista, passa tout le bras, une partie de l’épaule et sut qu’il avait enfin trouvé la sortie.
Il s’introduisit au rez-de-chaussée de la construction, chercha des yeux la petite djemale, remonta au premier puis au deuxième étage. Il ne la trouva nulle part. Il ne lui fallut que quelques instants, cette fois-ci, pour repérer la sortie. Quand on en avait découvert le principe, le système était d’une évidence aveuglante (autre évidence aveuglante : Alma était plus douée que lui pour remarquer ce genre d’évidence) : plus claires, plus lumineuses, taillées dans une matière probablement artificielle, les issues se voyaient comme le nez au milieu de la figure. Il suffisait de les traverser et de dévaler le mur oblique du cône jusqu’au sol. Cependant, de même qu’on ne pouvait pas descendre des étages par les puits d’apesanteur, on ne pouvait pas entrer par les blocs de sortie dont la face extérieure était aussi compacte, aussi imperméable que leurs homologues de roche naturelle.
Orchéron avait eu peur de perdre l’équilibre lorsqu’il s’était retrouvé perché tout en haut du cône, mais il n’avait pas glissé, il avait marché avec la même facilité que s’il avait parcouru un plan horizontal. Les connaissances des anciens habitants de ces constructions l’avaient émerveillé. Les descendants de l’Estérion auraient pu apprendre énormément d’eux si le destin avait voulu les mettre en relation. Puis, presque aussitôt, la certitude s’était imposée en lui que le contact avait déjà été établi, mais que certains s’étaient ingéniés à trancher les liens de peur de perdre leurs privilèges. Et, à nouveau, des images de destruction, de massacre, avaient déferlé en lui comme des yonks lancés au grand galop.