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Il se rendit sur la place centrale et hurla le nom d’Alma à plusieurs reprises. Sa voix se prolongea dans le silence comme au fond d’une gorge. Il n’obtint pour tout résultat qu’une recrudescence de sa soif, un gonflement de sa langue qu’il peinait de plus en plus à remuer à l’intérieur de son palais. Il visita plusieurs constructions, sans aucun résultat, puis finit par se résigner à l’idée que, déçue, elle avait quitté les lieux et s’en était retournée avec le Qval dans les sources bouillantes. Il ne songeait même pas à mettre en doute son périple avec la créature légendaire dans les eaux profondes du nouveau monde, il s’en voulait seulement de s’être montré si susceptible, d’avoir à ce point manqué de patience et de perspicacité. Quoi de plus normal pour une jeune fille esseulée sur un monde désert que d’être effrayée par l’apparition d’un homme inconnu, sale, mal rasé, à demi recouvert d’une créature vivante ?

À moins encore que les umbres ne l’eussent enlevée. Peu probable : une femme protégée par le Qval n’avait sans doute rien à craindre des prédateurs volants. Non, non, elle était partie, et en même temps qu’elle l’espoir s’était envolé de ranimer son feu intérieur. Il revint au centre de la place et, découragé, s’assit sur le bord du bassin de la fontaine. La créature ondula doucement dans son dos et sur ses épaules avant de revenir en place. À nouveau, des images jaillirent en flot, qui lui montrèrent des hommes, des femmes et des enfants autour de cette fontaine. L’eau s’écoulait abondamment du sexe et de la bouche d’un corps généreux de femme sculpté dans une pierre blanche, s’acheminait vers les constructions par des canalisations transparentes dont il restait des vestiges entre les buissons et les plaques de mousse.

Les anciens habitants avaient sans doute tiré l’eau d’une nappe phréatique, une nappe qui n’était peut-être pas encore épuisée.

À laquelle on pouvait peut-être accéder.

Dans un état second, Orchéron se releva, enjamba le muret, s’approcha de la statue, qui avait dû atteindre, entière, une hauteur de quatre hommes, tourna autour du socle, un cube dont les arêtes mesuraient l’équivalent de trois grands pas. Il découvrit sur la face du cube orientée à l’est une ouverture carrée et béante dont le volet, aussi gangrené par la lèpre rougeâtre que les barreaux de l’échelle dans la cave, gisait dans la mousse jaune parsemée de boules noires.

Il y glissa d’abord la tête, le torse, puis passa tout entier à l’intérieur du socle, dans une semi-pénombre imprégnée d’une âcre odeur de moisissure. La lumière du jour éclairait en partie une végétation proliférante, désordonnée, et révélait, dans un coin, une trappe dégagée de laquelle partaient les marches étroites et tournantes d’un escalier. Des ronces et des herbes arrachées gisaient en petit tas sur un côté.

Le cœur battant, aiguillonné par un regain d’espoir, il s’engagea dans l’escalier. Ce passage, il en avait la conviction, le ramenait vers la petite djemale. Quelqu’un l’avait emprunté peu de temps avant lui, or, comme il n’avait rencontré qu’elle dans ces vestiges, qui d’autre aurait pu ouvrir le volet du socle et dégager la trappe ?

Les marches tournaient autour d’un axe qui s’enfonçait à l’intérieur d’un puits cylindrique d’une largeur de deux pas, tapissé du même matériau gris et lisse que le tunnel du littoral du Triangle – un matériau employé de part et d’autre des grandes eaux, ce qui renforçait l’hypothèse d’un contact entre les deux peuples. À intervalles réguliers brillaient des solarines enchâssées dans la paroi. Orchéron se pencha par-dessus la rambarde pour regarder vers le bas du puits : la perspective fuyante des éclats lumineux semblait se prolonger sans fin et se perdre dans les profondeurs du sol.

Il continua de descendre en s’efforçant de garder les yeux levés pour éviter de se laisser gagner par le découragement. L’air s’imprégnait d’humidité, l’odeur de moisissure se faisait de plus en plus nette, de plus en plus âpre, les claquements de ses semelles sur les marches résonnaient avec force dans le silence sépulcral.

Il n’avait pas d’autre but désormais que d’étancher sa soif et de retrouver Alma. Sa mère Orchale l’avait envoyé à la rencontre du deuxième peuple, mais, si ces vestiges étaient les traces du passage des descendants de l’Agauer sur le nouveau monde, il ne trouverait ici aucune solution au problème posé par les protecteurs des sentiers. La seule chose qu’il lui restait à faire, c’était se réconcilier avec lui-même, apprendre à maîtriser ses crises, ses sauts dans le temps, et pour cela l’aide de la petite djemale lui était indispensable.

Des tremblements violents répétés agitèrent la créature sans doute apeurée par cette plongée de plus en plus profonde dans les entrailles du sol. Elle se décolla à plusieurs reprises de la peau d’Orchéron. Il crut qu’elle allait se détacher de lui et repartir à toutes pattes vers le haut, mais elle revint à chaque fois se plaquer contre lui et revêtir les parties de son torse que ses convulsions avaient dénudées.

Il perçut des images de créatures vivantes enfermées dans des cocons transparents, d’yeux noirs grands ouverts, exorbités par la terreur, de cris inaudibles, de formes mouvantes et imprécises dans les ténèbres.

L’eau n’était pas loin maintenant, l’air était saturé d’humidité, il percevait des clapotis lointains. L’escalier s’échappa du puits pour s’ouvrir sur le vide et franchir en douceur la hauteur d’une trentaine de pas qui le séparait du sol. Il donnait dans une immense cavité naturelle qu’éclairaient avec parcimonie de petites solarines serties dans les parois, dans les piliers ou dans les stalactites. Orchéron remarqua immédiatement les miroitements de la nappe d’eau qui occupait la plus grande partie du gouffre et franchissait les ouvertures en forme d’arches pour s’étendre dans les salles annexes. Il parcourut en courant la surface plate et rocheuse entre le bas de l’escalier et le bord de la nappe.

La créature se détacha de lui, sauta au sol et se mit à bondir elle aussi, mais dans la direction opposée. La soif d’Orchéron était tellement dévorante qu’il ne prêta pas attention à sa réaction ni à la sensation déchirante de froid et de manque. Il s’allongea devant la nappe, plongea le visage dans l’eau et s’abreuva à longues gorgées.

Il eut la sensation d’un mouvement dans son dos. Il ne s’en inquiéta pas, trop affairé à se désaltérer, croyant que la créature était revenue sur ses pas, puis il entendit une succession de crissements insistants qui l’entraînèrent à se relever et à se retourner.

Une ombre émergeait dans un recoin d’obscurité et s’avançait dans sa direction. Indistincte pour le moment, mais menaçante sans aucun doute. Il aperçut au-dessus d’elle, suspendue à une stalactite, l’un de ces cocons transparents qu’il avait entrevus dans ses visions et qui renfermait un corps.

Pas le corps rougeâtre d’une créature, mais celui d’une femme blonde et revêtue d’un tissu blanc.

Le corps d’Alma.

CHAPITRE XXVI

SAUTS

Voici donc l’histoire de Lézel. Je me suis efforcée de la retranscrire le plus fidèlement possible, en espérant que ma mémoire ne m’a pas trahie. Je lui ai demandé de me la raconter à plusieurs reprises avant sa mort, et je dois reconnaître qu’elle ne s’est jamais modifiée dans sa bouche, qu’elle était par conséquent l’expression d’une sincérité jamais démentie. Mon philtre d’amour, et donc son désir de m’être agréable, ont certes exercé une forte influence sur sa loyauté, mais je crois qu’il éprouvait surtout le besoin pressant de se libérer avant de se présenter sur le chemin des chanes.