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En revanche, je ne puis affirmer qu’il n’était pas déjà sous l’emprise de la folie quand tous ces événements se sont produits. Peut-être a-t-il cru réellement que les choses s’étaient passées ainsi, peut-être n’est-ce que pure imagination, peut-être s’est-il enfermé dans ce genre de fables pour accepter son existence. Je ne puis en juger, même après toutes ces années, mais ce dont je suis sûre c’est qu’il a fait preuve jusqu’à la fin d’une grande cohérence, qu’il ne s’est jamais contredit.

Il me semble encore entendre le son de sa voix, et c’est naturellement que j’ai eu envie de rapporter son récit à la première personne. Il m’est arrivé de l’interrompre pendant qu’il parlait et d’exiger qu’il se consacre entièrement à mon plaisir avant de continuer, surtout lors des passages qui concernaient Lahiva, la belle, la maudite, la haïssable Lahiva. Une façon de marquer mon territoire, d’affirmer ma supériorité sur l’absente. Un comportement que la plupart jugeront puéril, stupide, mais que comprendront sans doute les femmes amoureuses, prêtes à tout, à tuer s’il le faut, pour s’attacher l’être aimé.

Le récit de Lézel, donc.

« Au retour de ma première expédition de chasse, j’ai décidé de sortir du cercle des lakchas et de rester sur les plaines. Je savais que, si je rentrais au domaine de Sgen, je ne pourrais faire autrement que tuer Elleo, me jeter sur Lahiva et la contraindre à m’aimer. Je pensais que le temps m’aiderait à l’oublier, mais la solitude et l’absence ont débouché sur un résultat diamétralement opposé : Lahiva a grandi à l’intérieur de moi, a occupé mes jours et mes nuits, ne m’a plus laissé un seul instant de répit. J’ai erré sur les plaines jusqu’aux premières averses de cristaux, me nourrissant de fruits sauvages et des restes de viande qu’abandonnaient parfois les clans ventresecs sur les pierres chaudes de leurs foyers. Puis j’ai découvert l’existence de ce gouffre, non loin de la rivière Abondance, non loin d’autres grottes où les fruits poussaient à profusion, non loin de champs intérieurs de manne sauvage qui, fécondée par les bulles de pollen, mûrissait deux fois l’an à la lumière des solarines. Un endroit idéal pour quelqu’un qui, comme moi, désirait se retirer du monde. J’avais un toit, de l’eau, de la nourriture et le souvenir de Lahiva pour compagne. J’avais vraiment l’intention de laisser s’égrener les années dans une solitude austère, le plus souvent désespérante mais où, de temps en temps, brillait un rayon de lumière, se suspendait un instant de grâce malheureusement trop vite englouti par le flot du temps…

» Et puis il est arrivé par le chemin de l’eau bouillante.

» J’ai d’abord aperçu, sur le bord d’un bassin, une masse sombre environnée de vapeur que j’ai prise pour un furve ou une autre créature inconnue du nouveau monde. Je m’en suis approché, le couteau à la main, le cœur empli de méfiance. À première vue, il me semblait avoir affaire à un animal surgi des abysses. De forme grise, allongée, difficile à cerner, il ne bougeait pas, et j’ai pensé qu’il était venu s’échouer dans cette grotte pour y mourir. Puis il a remué et j’ai vu un visage humain se former à l’intérieur de lui. Un visage d’homme en proie à une telle souffrance apparente que, du coup, la mienne m’a paru tolérable.

» Il ne m’a pas parlé, du moins je n’ai pas entendu le son de sa voix, mais des pensées ont résonné à l’intérieur de moi, qui, je n’ai eu aucun doute à ce sujet, provenaient de lui.

» — Je t’attendais, murmurait-il. J’attendais l’homme à qui transmettre mon héritage.

» Je me suis demandé de quel héritage il voulait parler, et il m’a répondu, comme s’il lisait dans mon esprit aussi facilement que sur un rouleau de peau déplié :

» — Tu ne connais pas cette vieille histoire que me racontait ma mère ? a-t-il poursuivi. L’histoire de ce jardin merveilleux où le premier homme et la première femme vivaient en paix jusqu’à ce que la femme prête une oreille attentive aux propositions de la créature du mal ? C’est une vieille histoire kropte…

» C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Maran, l’enfant-dieu de l’arche des origines. »

Les mémoires de Gmezer.

Orchéron dégagea fébrilement son couteau de corne et observa l’ombre qui continuait d’avancer dans sa direction avec une lenteur qu’il devinait trompeuse. Il rencontrait toujours des difficultés à en cerner les contours, il ne distinguait ni face, ni yeux, ni gueule, ni mandibules, ni bec, ni membres inférieurs, ni membres supérieurs, rien d’autre que le déplacement pesant d’une masse sombre, vaguement sphérique, d’où émanaient des courants glacés. Il essuya d’un revers de main les gouttelettes de sueur qui, malgré la fraîcheur, lui perlaient sur le front. Son regard revenait régulièrement heurter le cocon transparent qui renfermait Alma. Il en distinguait d’autres plus loin qui, pendus à la voûte de la cavité, contenaient tous des formes indistinctes, rougeâtres pour la plupart.

Il recula instinctivement et entra dans l’eau jusqu’aux chevilles. Le froid le pénétrait de plus en plus, commençait à engourdir son système nerveux, à paralyser ses muscles, à l’anesthésier. Sa volonté le désertait, le manche de son arme glissait entre ses doigts gourds, il admettait déjà sa capitulation, sa défaite.

Il avait éprouvé le même genre de froid devant les umbres, devant la porte du tunnel du bord des grandes eaux orientales, comme si les prédateurs volants, l’issue du tunnel et cette masse sombre étaient faits de la même matière, ou plutôt de la même absence de matière. Sa manie d’emprisonner ses proies dans des cocons transparents dénotait chez cette dernière une prédominance de l’instinct animal. Elle se constituait des réserves pour prévenir une éventuelle pénurie, comme les nanziers sauvages qui amassaient dans leurs nids d’énormes quantités de manne sauvage avant l’amaya de glace.

Les yeux d’Orchéron se levèrent à nouveau sur le cocon d’Alma. Il décela un éclat derrière la matière transparente et sentit le feu de son regard sur son visage. Un feu qui ranima sa combativité défaillante, qui aiguillonna son instinct de survie. Il se secoua pour chasser son engourdissement et resserra les doigts sur le manche de son couteau. Il distinguait maintenant à l’intérieur de la masse sombre des reliefs légèrement plus clairs, les creux et les bosses d’une face. D’elle s’échappait un filament blanchâtre qui s’allongeait, qui se dirigeait vers lui à la manière d’une flamme propagée par le vent. C’était probablement avec cette matière extensible qu’elle tissait ses cocons. Il ne fallait à aucun prix qu’elle le touche, ou il n’aurait plus aucune chance de lui échapper. Il se déplaça de trois pas sur sa gauche. Le filament, tout en continuant de s’étirer, changea immédiatement de direction et s’avança à nouveau vers lui. Il avisa des reliefs rocheux un peu plus loin, soulignés par la lumière d’une solarine, fit à nouveau deux pas vers la gauche en décomposant ses mouvements puis s’élança vers les rochers qu’il gravit en quelques foulées.

Il se retourna et se rendit compte avec effroi que la trace blanche avait à nouveau modifié sa trajectoire et accéléré l’allure. Il bondit de rocher en rocher vers l’intérieur du gouffre, se retrouva un peu plus loin coincé entre la paroi et la nappe phréatique. Au moment où il se disait qu’il ne lui restait pas d’autre choix que de plonger dans l’eau, il vit un nouveau filament se scinder du premier, pénétrer dans la nappe, onduler sous la surface frissonnante et lui couper toute possibilité de fuite.