Et, justement, le téléphone se mit à sonner.
— Qui cela peut-il bien être ? ironisa Langdon.
— Répondez, suggéra-t-elle en lui tendant l’appareil.
Il prit l’appel et alluma le haut-parleur.
— Allô ?
— Professeur Langdon, lança Winston gaiement avec sa voix à l’accent anglais. Je suis heureux de vous avoir. J’ai essayé plusieurs fois de vous contacter.
— On a vu ça.
Entendre Winston parler si calmement après cinquante-trois appels restés sans réponse était saisissant.
— Il y a du nouveau. Il est possible que les autorités à l’aéroport aient été alertées. Je vous propose donc de suivre mes instructions.
— On s’en remet à vous, Winston.
— Première chose, professeur. Si ce n’est déjà fait, débarrassez-vous de votre téléphone.
— Mais je croyais que les autorités devaient avoir un mandat pour…
— Dans les séries américaines, peut-être. Mais ici on a affaire à la Guardia Real. Ils ne manquent pas de ressources.
Langdon regarda son smartphone.
Toute ma vie est là…
— Et le téléphone d’Edmond ? s’enquit Ambra, inquiète.
— Intraçable, répliqua Winston. Edmond s’est toujours méfié des hackers et de l’espionnage industriel. Il a écrit un programme pour faire varier constamment les numéros IMEI et IMSI.
Évidemment ! Pour un génie capable de créer Winston, rendre furtif un téléphone n’était qu’un jeu d’enfant.
Langdon observa d’un air sombre son téléphone qui lui parut d’un coup antédiluvien. Puis Ambra le lui prit doucement des mains et le lâcha par-dessus le bastingage. Langdon vit son smartphone s’enfoncer dans les eaux noires. Le cœur serré, il contempla longtemps l’endroit où son téléphone avait sombré.
— Robert, murmura la jeune femme, souvenez-vous de la Reine des Neiges…
Langdon la regarda, interdit.
Ambra lui sourit gentiment et se mit à chantonner :
— « Libérée… délivrée… »
36.
— Su misión no se ha completado, déclara la voix dans le téléphone d’Ávila.
Sa mission n’était pas terminée ? L’amiral se redressa sur la banquette arrière du Uber.
— Il y a des complications. Vous devez aller à Barcelone. Tout de suite.
Barcelone ? Les instructions étaient de rentrer à Madrid.
— On a de bonnes raisons de croire, poursuivit la voix, que deux associés de Kirsch se rendent à Barcelone ce soir pour tenter de diffuser sa découverte.
Comment était-ce possible ?
— S’ils y parviennent, vous aurez fait ce travail pour rien. Il nous faut quelqu’un à Barcelone. Pour agir en toute discrétion. Allez-y le plus vite possible et appelez-moi dès que vous serez là-bas.
La communication s’interrompit.
Cette mauvaise nouvelle lui faisait curieusement plaisir. Ils ont encore besoin de moi. Barcelone était plus loin que Madrid. Mais par l’autoroute, cela ne prendrait que quelques heures. Sans perdre un instant, Ávila leva son pistolet et le plaqua sur la tête du chauffeur. L’homme se raidit aussitôt.
— Llévame a Barcelona, ordonna Ávila.
Le chauffeur prit la sortie suivante vers Vitoria-Gasteiz, et rejoignit la A-1, direction plein est. Les rares véhicules étaient des camions, fonçant vers Pampelune, Huesca, Lérida, et enfin vers l’une des plus grandes villes de la mer Méditerranée : Barcelone.
Des abysses de mon désespoir, je suis remonté jusqu’à la surface pour vivre mon moment de gloire !
L’espace d’un instant, il se retrouva dans le cloaque noir ; il rampait dans la nef enfumée, fouillant les débris sanglants à la recherche de sa femme et de son fils, refusant d’accepter qu’ils ne soient plus.
Pendant des semaines après l’attentat, Ávila était resté cloîtré chez lui. Il passait ses nuits prostré sur le canapé, dévoré par des cauchemars où des démons l’emportaient dans les ténèbres, dans un tourbillon de rage, de remords.
— L’abîme est ton purgatoire, lui avait murmuré une nonne, l’une des centaines envoyées par l’Église en soutien psychologique aux victimes. Ton âme est prisonnière des limbes. L’absolution est la seule issue. Tu dois trouver le moyen de pardonner à ceux qui t’ont fait souffrir, sinon ta rage te consumera tout entier. (Elle avait fait le signe de croix.) Le pardon est ton unique salut.
Le pardon ? avait voulu répéter Ávila, alors que les démons lui comprimaient la gorge. Jusque-là, la vengeance lui paraissait être le seul chemin. Mais se venger de qui ? Personne n’avait revendiqué l’attentat.
— Je sais que le terrorisme religieux peut paraître impardonnable, avait continué la bonne sœur. Souviens-toi de l’Inquisition, de ce que nous avons fait pendant des siècles au nom de Dieu. Nous avons tué des femmes et des enfants innocents au nom de nos croyances. Et pour cela, nous avons dû demander pardon au monde, et à nous-mêmes. Et avec le temps, les blessures ont cicatrisé.
Puis elle lui avait lu des passages de la Bible :
— « Mais moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre… Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent. »
La nuit, seul dans son puits de souffrance, Ávila se regardait dans la glace. L’homme qu’il avait devant lui était un étranger. Les paroles de la religieuse ne lui avaient fait aucun bien.
Pardonner ? Tendre l’autre joue ?
J’ai vu le mal, un mal pour lequel il n’y a pas d’absolution possible !
Avec rage, il avait brisé le miroir d’un coup de poing et s’était effondré en sanglots sur le sol.
En tant qu’officier de marine, il avait toujours été maître de lui — un champion de la discipline, de l’honneur, de l’obéissance. Hélas, cet homme-là n’était plus. Au fil des semaines, Ávila s’était enfoncé dans le brouillard, s’abrutissant dans l’alcool et les médicaments. Rapidement, il n’en était plus sorti. Il n’était plus qu’un fauve en cage, tournant en rond nuit et jour, avide de sang.
La marine l’avait poliment poussé vers la sortie. Le fier navire qu’il était se trouvait désormais en cale sèche. Ávila ne prendrait plus jamais la mer. L’armée, à qui il avait consacré toute sa vie, ne lui avait laissé qu’une retraite de misère pour survivre.
À cinquante-huit ans, il n’avait plus rien !
Il avait passé ses journées, seul dans son salon, à regarder la télévision, à boire de la vodka, et à attendre un rayon de lumière. La hora más oscura es justo antes del amanecer, se répétait-il. Mais la vieille maxime de la marine tournait à vide. Non, les heures les plus sombres ne sont pas avant l’aube. Parce que l’aube ne viendra jamais.
Le jour de son cinquante-neuvième anniversaire, un jeudi pluvieux, alors qu’il contemplait sa bouteille de vodka vide et l’avis d’expulsion qu’il avait reçu, il avait rassemblé son courage, marché jusqu’à son armoire, pris son arme de service, l’avait chargée et collée contre sa tempe.
— Perdóname…, avait-il murmuré en fermant les yeux.
Puis il avait pressé la détente. La déflagration avait été discrète. Plus un clic qu’une détonation.