Le commandant connaissait bien ce signe. Comme beaucoup d’Espagnols, et en particulier les anciens.
Le symbole de Franco.
Il était visible partout dans les rues au milieu du XXe siècle, durant la dictature, un régime brutal, nationaliste, liberticide et ultra-catholique.
Ce monogramme, constitué de six lettres, formait un mot latin, à l’image du général.
Victor.
Franco était arrivé au pouvoir avec le soutien des nazis et de Mussolini. Il avait fait tuer des milliers de ses compatriotes avant de prendre la tête du pays en 1939 en se proclamant El Caudillo — l’équivalent espagnol du Führer. Pendant la Guerre civile, et les premières années de son règne, de nombreux opposants politiques avaient disparu dans des camps de concentration. On estimait que trois cent mille personnes avaient été exécutées.
Se posant en défenseur de « l’Espagne catholique », et ennemi juré des communistes, Franco avait mené une politique phallocrate, plaçant les femmes sous la tutelle des hommes, leur interdisant de travailler, d’exercer toute responsabilité dans la fonction publique, et même de quitter un mari violent. Il avait annulé tous les mariages célébrés hors de la doctrine catholique. Entre autres restrictions, Franco avait déclaré illégaux le divorce, la contraception, et l’homosexualité.
Heureusement, tout avait changé aujourd’hui.
La nation avait oublié ces heures sombres à une vitesse surprenante.
Suite au Pacto de Olvido — un consensus national pour oblitérer tout ce qui s’était passé sous le règne de Franco —, les écoliers savaient très peu de choses sur le franquisme. Un sondage réalisé auprès des jeunes Espagnols montrait qu’ils connaissaient bien mieux l’acteur James Franco que le dictateur Francisco Franco.
La vieille génération, toutefois, n’oubliait pas. Le symbole VICTOR — comme la croix gammée — inspirait toujours de la peur à ceux qui se souvenaient de ces années terribles. Les gens craignaient que dans les hautes sphères du pouvoir et de l’Église subsistent des affidés du franquisme — une confrérie secrète qui voulait que l’Espagne revienne aux valeurs traditionnelles du siècle dernier.
Bien sûr, les nostalgiques étaient nombreux dans le pays. Devant le désordre et l’apathie spirituelle que connaissait l’Espagne contemporaine, ils estimaient que la nation ne pouvait être sauvée que par une religion forte, un État autoritaire et un retour à la morale.
Regardez nos jeunes, s’affolaient-ils. Tous décadents !
Dans les prochains mois, un nouveau monarque allait s’installer sur le trône. Et l’inquiétude grandissait chez les traditionalistes. Le Palais royal n’allait-il pas prôner à son tour une politique du changement ? Le premier signe, annonciateur de cette déliquescence, avait été les fiançailles du prince avec Ambra Vidal. Car la jeune femme était basque et se déclarait en outre agnostique. Lorsqu’elle serait reine, sans doute ne se gênerait-elle pas d’user de son influence auprès de Julián en ce qui concernait les affaires de l’État et de l’Église.
C’est le moment de tous les dangers, se disait Garza. Le point de friction entre le passé et l’avenir.
Couper les ponts avec la religion n’était pas le seul défi que devait relever l’Espagne. Le pays était face à un autre choix politique : quid de la monarchie ? Devait-on abolir la royauté définitivement, comme en Autriche, en Hongrie et tant d’autres pays d’Europe ? Dans les rues, les vieux conservateurs brandissaient le drapeau espagnol, tandis que les jeunes progressistes hissaient les couleurs antimonarchiques — le violet, le jaune et le rouge de l’ancien étendard de la république.
Julián allait hériter d’une poudrière.
— Quand j’ai vu ce tatouage, reprit Mónica Martín, j’ai pensé à un montage, un « fake » pour faire le buzz. La compétition est féroce entre les sites conspirationnistes, et une allusion au franquisme ça rapporte un maximum de clics, surtout quand on sait les positions antireligieuses de Kirsch ce soir.
Elle a raison. Les fans du complot vont s’en donner à cœur joie.
— Et regardez ce qu’ils veulent poster :
ConspiracyNet.com
EDMOND KIRSCH. DERNIÈRES INFOS
Jusqu’alors, on pensait que l’assassinat d’Edmond Kirsch était l’œuvre d’intégristes religieux, mais la découverte de ce tatouage franquiste dans la main du tueur peut laisser supposer qu’il s’agit d’un acte politique. On parle d’une manœuvre de déstabilisation menée par des membres influents de l’État, voire au sein même du Palais royal, qui traverse une profonde crise avec la mort imminente du roi…
— Ces allégations sont insupportables. Tout ça à cause d’un tatouage ? Hormis la présence d’Ambra Vidal à la soirée, cette affaire est sans rapport avec le Palais. Pas de commentaire !
— Commandant, insista la jeune chargée de relations publiques. Lisez la suite. Ils cherchent à démontrer qu’il y a un lien direct entre Valdespino et l’amiral Ávila. Ils laissent entendre que l’archevêque est un franquiste et qu’il influence le roi depuis des années, qu’il l’empêche de moderniser le pays. (Elle fit une pause avant de reprendre :) Et cette rumeur prend de plus en plus d’ampleur en ligne.
À nouveau, Garza était perdu. Il ne reconnaissait plus le monde dans lequel il vivait.
Aujourd’hui, le mensonge a autant de poids que la vérité.
Il dévisagea longuement la jeune femme en s’efforçant de garder son calme.
— Mónica, c’est de l’invention pure et simple. Je vous assure que Valdespino n’est pas un franquiste. Il sert le roi avec fidélité depuis des dizaines d’années. Il est impossible qu’il ait le moindre lien avec un assassin de cette mouvance. Le Palais ne fera pas de commentaire. C’est clair ?
Garza fit demi-tour pour rejoindre le prince et Valdespino.
— Attendez ! s’écria Mónica en le rattrapant par le bras.
Il lança un regard mauvais à la jeune femme, qui retira aussitôt sa main.
— ConspiracyNet.com nous a aussi envoyé un enregistrement. Une conversation téléphonique. À Budapest. C’est tout frais. (Elle battit des paupières derrière ses grosses lunettes.) Et ça ne va pas vous plaire du tout.
38.
Le patron vient d’être assassiné !
À bord du Gulfstream G550, le commandant de bord Josh Siegel sentait ses mains trembler sur le manche à balai tandis qu’il roulait vers la piste d’envol de l’aéroport de Bilbao.
Il ne se sentait pas en état de voler, et son copilote n’était pas en meilleure forme que lui.
Siegel volait pour Edmond Kirsch depuis des années. Et le meurtre en direct l’avait bouleversé. Une heure plus tôt, il était assis dans le salon du terminal à regarder à la télévision la cérémonie au musée Guggenheim.
— Il a vraiment le sens du spectacle ! avait-il dit à son collègue, en voyant la foule qui se pressait devant les portes.
Pendant la présentation, comme les spectateurs dans la salle, Siegel avait attendu, captivé, la révélation finale. Puis, soudain, tout avait viré au cauchemar.
Après ce coup de théâtre sinistre, les deux hommes étaient restés figés de stupeur devant le téléviseur.
Le téléphone de Siegel avait sonné dix minutes plus tard. C’était le secrétaire particulier d’Edmond. Siegel ne l’avait jamais rencontré. Même si cet Anglais lui paraissait parfois un peu bizarre, il s’était habitué à préparer les vols avec lui.