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De cette manière de concevoir le sujet, Voltaire a tiré des beautés admirables. Il en est résulté aussi des lacunes et des défauts graves. Le plus grave de tous, c’est cette teinte romanesque qui réduit, pour ainsi dire, à l’amour l’homme tout entier, et rétrécit le champ de la poésie en même temps qu’elle déroge à la vérité. Je ne citerai qu’un exemple des effets de ce système; il suffira pour les faire tous pressentir.

Le sénat de Venise vient d’assurer à Othello la tranquille possession de Desdémona; il est heureux, mais il faut qu’il parte, qu’il s’embarque pour Chypre, qu’il s’occupe de l’expédition qui lui est confiée: «Viens, dit-il à Desdémona, je n’ai à passer avec toi qu’une heure d’amour, de plaisir et de tendres soins. Il faut obéir à la nécessité.»

Ces deux vers ont frappé Voltaire, il les imite; mais en les imitant, que fait-il dire à Orosmane, aussi heureux et confiant? Précisément le contraire de ce que dit Othello:

Je vais donner une heure aux soins de mon empire

Et le reste du jour sera tout à Zaïre.

Ainsi voilà Orosmane, ce fier sultan qui, tout à l’heure, parlait de conquêtes et de guerre, s’inquiétait du sort des Musulmans et tançait la mollesse de ses voisins, le voilà qui n’est plus ni sultan ni guerrier; il oublie tout, il n’est plus qu’amoureux. À coup sûr Othello n’est pas moins passionné qu’Orosmane, et sa passion ne sera ni moins crédule ni moins violente; mais il n’abdique pas, en un instant, tous les intérêts, toutes les pensées de sa vie passée et future. L’amour possède son cœur sans envahir toute son existence. La passion d’Orosmane est celle d’un jeune homme qui n’a jamais rien fait, jamais rien eu à faire, qui n’a encore connu ni les nécessités ni les travaux du monde réel. Celle d’Othello se place dans un caractère plus complet, plus expérimenté et plus sérieux. Je crois cela moins factice et plus conforme aux vraisemblances morales aussi bien qu’à la vérité positive. Mais, quoi qu’il en soit, la différence des deux systèmes se révèle pleinement dans ce seul trait. Dans l’un, la passion et la situation sont tout; c’est là que le poëte puise tous ses moyens: dans l’autre, ce sont les caractères individuels et l’ensemble de la nature humaine qu’il exploite; une passion, une situation ne sont, pour lui, qu’une occasion de les mettre en scène avec plus d’énergie et d’intérêt.

L’action qui fait le sujet d’Othello doit être rapportée à l’année 1570, époque de la principale attaque des Turcs contre l’île de Chypre, alors au pouvoir des Vénitiens. Quant à la date de la composition même de la tragédie, M. Malone la fixe à l’année 1611. Quelques critiques doutent que Shakspeare ait connu la nouvelle même de Giraldi Cinthio, et supposent qu’il n’a eu entre les mains qu’une imitation française, publiée à Paris en 1584 par Gabriel Chappuys. Mais l’exactitude avec laquelle Shakspeare s’est conformé au récit italien, jusque dans les moindres détails, me porte à croire qu’il a fait usage de quelque traduction anglaise plus littérale.

Personnages

LE DUC DE VENISE.

BRABANTIO, sénateur.

GRATIANO, frère de Brabantio.

LODOVICO, parent de Brabantio.

OTHELLO, le More.

CASSIO, lieutenant d’Othello.

JAGO, enseigne d’Othello.

RODERIGO, gentilhomme vénitien.

MONTANO, prédécesseur d’Othello dans le gouvernement de l’île de Chypre.

UN BOUFFON au service d’Othello.

UN HÉRAUT.

DESDÉMONA, fille de Brabantio, et femme d’Othello.

ÉMILIA, femme du Jago.

BIANCA, courtisane, maîtresse de Cassio.

SÉNATEURS, OFFICIERS, MESSAGERS, MUSICIENS, MATELOTS ET SUITE.

La scène, au premier acte, est à Venise; pendant le reste de la pièce elle est dans un port de mer, dans l’île de Chypre.

ACTE PREMIER

SCÈNE I

Venise. – Une rue.

Entrent RODERIGO et JAGO.

RODERIGO. – Allons, ne m’en parle jamais! Je trouve très-mauvais que toi, Jago, qui as disposé de ma bourse comme si les cordons en étaient dans tes mains, tu aies eu connaissance de cela.

JAGO. – Au diable! mais vous ne voulez pas m’entendre. Si jamais j’ai eu le moindre soupçon de cette affaire, haïssez-moi.

RODERIGO. – Tu m’avais dit que tu le détestais.

JAGO. – Méprisez-moi, si cela n’est pas. Trois grands personnages de la ville, le sollicitant en personne pour qu’il me fît lieutenant, lui ont souvent ôté leur chapeau; et foi d’homme, je sais ce que je vaux, je ne vaux pas moins qu’un tel emploi: mais lui, qui n’aime que son orgueil et ses idées, il les a payés de phrases pompeuses, horriblement hérissées de termes de guerre, et finalement il a éconduit mes protecteurs: «Je vous le proteste, leur a-t-il dit, j’ai déjà choisi mon officier.» Et qui était-ce? Vraiment un grand calculateur, un Michel Cassio, un Florentin, un garçon prêt à se damner pour une belle femme, qui n’a jamais manœuvré un escadron sur le champ de bataille, qui ne connaît pas plus qu’une vieille fille la conduite d’une bataille; mais savant, le livre en main, dans la théorie que nos sénateurs en toge discuteraient aussi bien que lui. Pur bavardage sans pratique, c’est là tout son talent militaire. Voilà l’homme sur qui est tombé le choix du More; et moi, que ses yeux ont vu à l’épreuve à Rhodes, en Chypre, et sur d’autres terres chrétiennes et infidèles, je me vois rebuté et payé par ces paroles: «Je sais ce que je vous dois; prenez patience, je m’acquitterai un jour!» C’est cet autre qui, dans les bons jours, sera son lieutenant; et moi (Dieu me bénisse!), je reste l’enseigne de sa moresque seigneurie.

RODERIGO. – Par le ciel! j’aurais mieux aimé être son bourreau.

JAGO – Mais à cela nul remède. Tel est le malheur du service. La promotion suit la recommandation et la faveur; elle ne se règle plus par l’ancienne gradation, lorsque le second était toujours héritier du premier. Maintenant, seigneur, jugez vous-même si j’ai la moindre raison d’aimer le More.

RODERIGO. – En ce cas, je ne resterais pas à son service.

JAGO. – Seigneur, rassurez-vous. Je le sers pour me servir moi-même contre lui. Nous ne pouvons tous être maîtres, et tous les maîtres ne peuvent être fidèlement servis. Vous trouverez beaucoup de serviteurs soumis, rampants, qui, passionnés pour leur propre servitude, usent leur vie comme l’âne de leur maître, seulement pour la nourriture de la journée. Quand ils sont vieux on les casse aux gages. Châtiez-moi ces honnêtes esclaves. Il en est d’autres qui, revêtus des formes et des apparences du dévouement, tiennent au fond toujours leur cœur à leur service. Ils ne donnent à leurs seigneurs que des démonstrations de zèle, prospèrent à leurs dépens; et dès qu’ils ont mis une bonne doublure à leurs habits, ce n’est plus qu’à eux-mêmes qu’ils rendent hommage. Ceux-là ont un peu d’âme, et je professe d’en être; car, seigneur, aussi vrai que vous êtes Roderigo, si j’étais le More, je ne voudrais pas être Jago. En le servant, je ne sers que moi, et le ciel m’est témoin que je ne le fais ni par amour, ni par dévouement, mais, sous ce masque, pour mon propre intérêt. Quand mon action visible et mes compliments extérieurs témoigneront au vrai la disposition naturelle et le dedans de mon âme, attendez-vous à me voir bientôt porter mon cœur sur la main, pour le donner à becqueter aux corneilles. Non, je ne suis pas ce que je suis.