Philip prit les mains de Mary dans les siennes et il les embrassa.
— C'est mon enfance qui est morte avec elle et je n'arrive pas à en faire le deuil.
— Susan est un prétexte, ton adolescence aussi. Tu peux prolonger éternellement cette partie de ta vie, tout le monde le peut. On rêve d'un idéal, on le prie, on l'appelle, on le guette, et puis le jour où il se dessine, on découvre la peur de le vivre, celle de ne pas être à la hauteur de ses propres rêves, celle encore de les marier à une réalité dont on devient responsable.
C'est si facile de renoncer à être adulte, si facile d'oublier ses fautes, de mettre l'erreur au compte d'une fatalité qui masque nos paresses. Si tu savais comme je suis fatiguée soudain.
J'ai eu ce courage-là, Philip, celui de t'aimer dans ta vie, qui était si compliquée, comme tu disais au début. Compliquée de quoi ? De tes tourments, de tes inachevés ? Parce que tu croyais en détenir le monopole ?
— Tu es fatiguée de moi ?
— J'ai passé tout ce temps à t'entendre, pen- ] dant que toi tu t'écoutais, mais l'idée de te rendre heureux me comblait de bonheur, et je me moquais bien des contingences du quotidien. Je n'ai eu peur ni de ta brosse à dents dans mon i verre, ni de tes bruits la nuit, pas plus que de ton visage froissé au matin, mon rêve m'a fait vivre ; bien au-delà de ça. Moi aussi il m'a fallu apprendre à lutter contre mes moments de solitude, contre mes instants de vertige. Les voyais-tu seulement ? Je t'ai donné toutes les raisons du monde pour essayer d'admettre que ta terre tournait parfois à l'envers, mais que tu le veuilles ou non elle tourne dans un seul sens, et que tu le veuilles ou non elle te portera sur son dos et tu tourneras comme elle.
— Mais qu'est-ce qui s'est passé pour que tu me dises tout ça ?
— Rien justement. Il m'a suffi de voir ton corps qui s'éloignait un peu plus de moi chaque nuit, d'ouvrir mes yeux sur ton dos quand avant je découvrais ton visage endormi, de sentir tes mains qui glissaient lâchement sur ma peau, Dieu que j'ai haï tes « merci » quand je t'embrassais dans le cou. Pourquoi n'as-tu pas travaillé plus tard ce soir ? J'aurais tellement voulu résister encore et ne rien te dire.
— Mais, tu es en train d'essayer de me dire que tu ne m'aimes plus.
Mary quitta le lit et se retourna pour le regarder en sortant de la chambre. Il vit les courbes de son corps disparaître dans la pénombre du couloir, attendit quelques minutes et la rejoignit.
Elle s'était assise en haut de l'escalier et fixait la porte d'entrée en contrebas. Il s'agenouilla derrière elle et l'entoura maladroitement de ses bras.
— J'étais en train de te dire le contraire, dit-elle.
Elle descendit les marches, entra dans le salon et en referma les portes derrière elle.
Difficile lendemain d'une nuit qui a délivré les mots qu'on devinait sans vouloir les entendre.
Blottie dans son manteau de cuir, Mary lutte sur le pas de la porte contre le froid engourdissant du matin. Les voix des enfants dans l'escalier se rapprochent, elle crie qu'elle va les attendre dans la voiture, qu'ils doivent se dépêcher, sinon ils seront encore en retard.
Philip s'approche, il pose une main sur sa nuque qu'il caresse.
— Peut-être que je ne te le montre pas comme tu le voudrais, mais je t'aime vraiment Mary.
— Pas maintenant, pas près des enfants s'il te plaît, il est bien trop tôt pour faire des crêpes...
Il pose un baiser sur ses lèvres. Du haut de l'escalier Thomas se met à chanter à tue-tête : «
Les amoureux, les amoureux, les amoureux ! », Lisa lui donne un coup d'épaule, et d'un ton qui se veut aussi autoritaire qu'arrogant dit : « Rassure-moi, Thomas, tu vas passer le cap des sept ans un jour, tu ne resteras pas comme ça toute ta vie ! » Sans attendre de réponse, elle descend les marches. En sortant, elle subtilise les clés dans la main de Mary et au milieu de l'allée crie : « C'est moi qui vous attends dans la voiture, ajoutant à voix basse tout en grimaçant : les amoureux ! »
Mary descendit l'allée, rangea sa petite valise dans le coffre du 4x4 blanc, et s'installa derrière le volant.
— Tu pars en voyage ? demanda Thomas.
— Je vais passer quelques jours avec ma sœur à Los Angeles, papa va s'occuper de vous.
Mary avait garé sa voiture dans le parking et emprunté la passerelle qui conduisait au terminal. Des travaux venaient de s'achever et la peinture luisait encore. Son avion ne décollait que dans trois heures, l'embarquement n'avait pas encore commencé. Elle était entrée dans le bar et avait pris place sur un tabouret du comptoir. De là elle contemplait les pistes. Un barman à l'accent espagnol lui servit un café au lait. Dans le silence de la salle vide elle laissait défiler devant ses yeux des tableaux du passé : le moment fortuit d'une première rencontre dans l'obscurité d'une salle de cinéma, l'inattendu des premiers mots prononcés dans la rue, la délicatesse du trouble qui grise, la confusion du sentiment quand chacun reprend le cours de sa vie sur des numéros échangés. L'attente qui a irrité l'espoir, des détails qui rappellent celui que l'on ne connaît pas encore, l'émoi du premier appel qui rend le jour suivant si différent, puis le silence qui s'installe à nouveau et le temps qui n'en finit plus de se laisser ponctuer de pensées que l'on ne veut pas deviner. Au milieu de la foule, un regard unique sur Times Square un soir de réveillon, une porte d'immeuble qui s'ouvre sur le petit matin glacial d'une rue déserte de SoHo, et de nouveau l'attente. L'intimité naissante de soirées qui s'achevaient derrière la vitrine de Fanelli's, un vieil escalier en bois dont chaque marche paraissait plus haute que la précédente quand il avait disparu au coin de la ruelle, des heures passées à observer le téléphone. Au milieu du cortège, les souvenirs de toutes les premières fois : un bouquet de roses rouges abandonné sur son palier, la pudeur des étreintes qui semble donner tant d'importance aux gestes malhabiles, une nuit fragile où l'on ne cessera de se réveiller par peur d'incommoder l'autre, et ce corps qui ne trouve plus sa position de sommeil, ou ce bras que l'on ne sait plus comment placer.
Et lorsque l'on a deviné que l'attachement reconnu prendra dans sa vie une place que l'on ne soupçonnait pas, les premières peurs : que l'autre s'en aille au matin, qu'il ne rappelle pas, peur de s'avouer simplement que se mettre à aimer c'est devenir dépendant même pour les plus indociles. Les instants qui deviennent les moments originels d'un couple : les déjeuners complices qui se succèdent, les premiers week-ends, les dimanches soir où l'autre restera quand même, acceptant de rompre les habitudes des rythmes solitaires, les bravades indécentes où l'on évoque des projets, guettant le regard de l'autre, à l'affût si sensible d'un sourire ou d'un silence. Une vie qui s'installe à deux, comme une délivrance tant attendue.
Elle le revoit au fond de la nef dans cet habit de parade qui symbolise l'unicité du moment, pourquoi ne se sont-ils pas mariés en tenue décontractée, c'est comme cela qu'ils s'étaient pourtant promis de s'unir ? Ils l'étaient quand il l'avait emmenée à Montclair, visiter la maison où ils étaient maintenant installés. Là, dans l'intimité d'une salle de bains, une lamelle de papier en changeant de couleur changea celles de leur vie, lumière et odeurs d'un après-midi de peinture dans la chambre prochaine d'un bébé qui poussait dans son ventre. Son regard qui s'échappait parfois dans une mémoire qui lui restait inaccessible, l'amour qu'elle voulait lui donner pour le ramener à elle. Elle sursauta quand le serveur la sortit de sa rêverie.