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BERNARD PIVOT

de l’académie Goncourt

OUI, MAIS QUELLE EST LA QUESTION ?

Chose promise

dans un autre temps,

dans un autre monde,

chose due quand même…

… à Dorothea.

Toute ressemblance avec des personnes existantes serait-elle fortuite ?

« La réponse est oui. Mais quelle était la question ? »

Woody Allen

« Le premier penseur fut sans nul doute le premier maniaque du pourquoi. Manie inhabituelle, nullement contagieuse. Rares en effet sont ceux qui en souffrent, qui sont rongés par l’interrogation, et qui ne peuvent accepter aucune donnée parce qu’ils sont nés dans la consternation. »

Cioran, De l’inconvénient d’être né

« Pourquoi, pourquoi : tu ne sais dire que cela à tout le monde. Tu promènes ton pourquoi sous le nez des gens comme une sébile. »

Frédéric Dard, Le Norvégien manchot

« Tous ces gens (Zitrone, Sabatier, Dechavanne, Delarue, Hitch, Ardisson, Nagui, Chancel, Field) qui sont devenus riches et célèbres rien qu’en posant des questions. »

Patrick Besson, Le Plateau télé

Comment aurais-je pu imaginer que poser des questions pour gagner ma vie allait me la compliquer, et même, souvent, me la rendre infernale ? Rien ne paraît moins risqué pour un journaliste que d’interviewer des célébrités du moment. On publie ou on diffuse les réponses, certaines font un peu de bruit, et l’on passe à une autre vedette sous les feux de la rampe. Où est le danger ? Pas dans les réponses qui sont vite oubliées. Elles forment des strates dans les archives avant de se transformer en une sorte d’humus journalistique.

Le danger provient des questions. De l’habitude de les poser. D’une accoutumance à montrer de la curiosité pour des personnes rencontrées précisément parce qu’elles excitent la curiosité du public. Toute l’année, je vais de l’une à l’autre, de celui-ci à celle-là, avec des flopées de questions dans la tête. Je suis un interrogateur professionnel. Un enquêteur compulsif. Un confesseur laïc. Quand je me regarde dans la glace, il me semble que je ressemble de plus en plus à un point d’interrogation, surtout avec mon crâne rasé, aussi rond et lisse que le sommet de ce signe de ponctuation. Pour mon malheur, le questionnement grâce auquel je me suis fait un nom dans la presse écrite, à la radio et à la télévision, s’est étendu à ma vie privée. Je souffre d’une maladie chronique que j’appelle la « questionnite ». Son symptôme est évident, identifié de tous mes proches : je n’arrête pas de leur poser des questions. Je ne peux pas m’en empêcher. C’est plus fort que moi. C’est une seconde nature. Je suis en état de perpétuelle curiosité. Et de manque si je ne parviens pas à la satisfaire. Je ne suis pas le type qui se contente d’un machinal « comment vas-tu ? ». Je veux savoir. Quoi ? Peu importe, je veux savoir. Toute personne détient de grands ou petits secrets qu’elle n’entend pas divulguer, mais que mes questions peuvent l’amener à avouer. Il n’y a pas d’homme ou de femme sans double fond. Sans mystères, sans cachotteries, sans arrière-pensées. Moi, j’en ai. Beaucoup. Heureusement, je ne suis jamais tombé sur un loustic comme moi qui vous bombarde de questions et qui, à la longue, devient insupportable.

Ô lecteurs, aimables lecteurs anonymes qui n’avez pas enduré le supplice de mes questions, je vous prie de compatir au récit de la triste vie d’un homme qui a laissé sa profession contaminer jusqu’à son intimité. Serez-vous émus par mes souffrances ? Vous moquerez-vous au contraire de ce qui vous apparaîtra comme une maniaquerie ? Vous amuserez-vous, et même vous réjouirez-vous de mes déboires causés par ce qu’il faut bien appeler un vice ? Vous direz-vous qu’il vaut mieux me croiser dans un livre plutôt que dans un bureau, un restaurant ou un lit ? Chemin faisant, vous interrogerez-vous sur votre propre usage des questions ? Sur votre inclination ou vos réticences à les poser ? Sur votre aptitude à les bien formuler ? Sur vos réactions aux questions qui vous sont posées ? Sur votre ennui ou votre plaisir à y répondre ? Sur…

Voyez, lecteurs amènes, je suis incorrigible, nous avons fait connaissance il n’y a pas deux minutes, et, déjà, vous avez reçu une dizaine de questions comme poings en rafales sur un punching-ball.

La confession

La veille de ma confirmation — j’avais donc treize ans — je découvris par hasard la technique et le plaisir de poser des questions pour ne pas avoir à y répondre. C’était à confesse. D’habitude, le prêtre me demandait quels chagrins j’avais causés à Jésus depuis la dernière fois que nous nous étions réunis tous les trois, Jésus, le prêtre et moi. J’énumérais rapidement quelques péchés, toujours dans le même ordre. Le confesseur n’insistait pas et m’absolvait. Deux « Notre Père », deux « Je vous salue, Marie », et je me relevais pour laisser la place à un camarade. Rien de gênant dans cette confession routinière. On était dans la convention. Cela m’allait très bien. Tout était dit d’avance. Dans les religions, tout est écrit d’avance. C’est leur force, gage de pérennité. Qu’est-ce que le rituel ? Des réponses formatées à des questions oubliées.

Mais la confession avant la confirmation du lendemain ne serait pas aussi simple. À coup sûr, elle ressemblerait à celle de l’année précédente, qui préparait à la communion solennelle. Elle avait été longue, minutieuse, indiscrète, très gênante. J’avais été obligé de ne rien laisser dans l’ombre. J’avais aussi écopé de deux « Notre Père » et de deux « Je vous salue, Marie », mais après avoir été forcé de passer ma conscience au gant de crin. Il était probable que la même épreuve m’attendait, surtout que j’étais tombé sur le même inquisiteur. Pauvre petit pécheur !

— As-tu été paresseux ?

— Ben, oui…

— Cela a l’air de te paraître évident ?

— Ben, oui… C’est agréable de souffler un peu de temps en temps, de rêver, de rien faire.

— As-tu commis le péché de gourmandise ?

— Oui, bien sûr !

— Pourquoi bien sûr ?

— C’est bon, alors j’en reprends.

— T’es-tu montré jaloux ? Envieux ?

— Euh…, oui.

— Vis-à-vis de qui ?

(Question idiote : est-ce que je peux être jaloux de lui ? de De Gaulle ? de Corneille ? de Racine ? de Vercingétorix ?)

— De mes camarades, évidemment !

— Lesquels ?

— J’envie mes camarades qui apprennent plus vite que moi, qui courent plus vite que moi, qui jouent au foot mieux que moi…

— Au lieu de les jalouser, tu devrais les admirer.

— Je les admire et je les jalouse. (Bien envoyé !)

— Et l’égoïsme ?

— Un peu, probablement.

— Comment probablement ?

— Je veux dire certainement. (Il est lourd !)

— De la colère ?

— Non, jamais. (Je la sentais pourtant monter en moi.)

— Est-ce que tu t’es montré cruel envers tes camarades ? Envers les animaux ?

— Ah, non, pas les animaux !

Les questions ne m’embarrassaient pas, elles me déplaisaient. Parce qu’elles étaient posées sous la contrainte. À genoux dans le confinement obscur du confessionnal, je me sentais coincé. Non pas traité comme un pécheur, mais comme un délinquant. Avouer mes péchés, j’en étais d’accord, mais pas de cette manière pointilleuse, insistante, qui me privait de toute liberté. Allais-je continuer de me laisser humilier en passant en revue le catalogue des péchés mortels et véniels ? Justement le prêtre en était arrivé au deuxième péché capital.