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La première fois que j'y suis allé, c'était pour l'inauguration de la tour de Menendez. C'était une matinée de septembre, sous un ciel bleu étourdissant Les pentes de la colline étaient couvertes de fleurs violettes, une sorte de liane ipomée qui serpentait entre les blocs de lave. L'autobus m'avait laissé à San Pablo, et j'avais traversé à pied le quartier des Parachutistes.

Au Mexique, la particularité est que, lorsque vous êtes un étranger — c'est-à-dire quelqu'un qui, même s'il est habillé comme tout le monde, circule en bus, et se conduit de façon à ne pas se faire remarquer, est foncièrement différent —, vous ne voyez personne, et tous vous voient. Vous passez dans les rues, devant les maisons, quelques gamins se sauvent, vous croisez des femmes enmitouflées dans leurs châles bleus. Des groupes d'hommes sont arrêtés à l'angle d'une rue, assis sur leurs talons contre un mur, le chapeau rivé sur leur tête. Quand vous arrivez, ils détournent les yeux, ils sont très occupés à regarder par terre, un caillou, un bout de bois. Ils ont l'air de dormir. Et tous savent qui vous êtes, ce que vous faites, où vous allez.

Je me suis un peu perdu dans le quartier des Parachutistes. Un dédale de rues, de maisons sommaires, de cours vides. Des chiens errants. J'ai fini par trouver la route qui monte vers la colline, un mauvais chemin empierré sur lequel les chercheurs de l'Emporio mettent à mal les suspensions de leurs Yips et de leurs Combis.

La route monte presque en ligne droite, avec une pente de quinze pour cent qui doit se transformer en torrent à chaque pluie.

Quand je suis arrivé au domaine des anthropologues, la fête avait déjà commencé. Le portique d'entrée était quelque peu prétentieux, une sorte d'arche en pierre, munie d'une porte à deux battants en bois verni, garnie de clous de cuivre. Un portail dont le rôle devait être purement dissuasif, car les riverains n'avaient réussi à construire qu'un embryon de clôture, qui encadrait la porte. Le portail était grand ouvert, je suis entré.

Menendez m'a accueilli sur les marches de sa tour. C'était un petit homme replet, un peu chauve, vêtu d'une chemise guayabera rose pâle et d'un pantalon trop court et très étroit qui serrait ses grosses cuisses.

La rumeur disait (et il n'en faisait pas un mystère) que Federico Menendez avait défroqué à la suite d'une affaire de mœurs, parce qu'il aimait trop les petits garçons de sa paroisse. Il m'a chaleureusement donné l'accolade, imprimant au passage sur ma chemise un léger parfum de violette.

« Quel plaisir de vous voir ici, tout le monde vous attend, Don Thomas a parlé de vous, ils sont impatients de voir enfin le fameux géographe français, ils ont beaucoup de choses à demander », etc. J'avais fait la connaissance de Menendez depuis peu de temps, quand Valois m'avait introduit au département d'anthropologie, mais je connaissais déjà par cœur son verbiage.

« Venez, entrez, je vais vous présenter à l'équipe de recherche. »

La tour de Menendez s'ouvrait par de grandes portes vitrées à arc surbaissé sur le jardin intérieur. Au centre du jardin, sur un brasero artisanal en bidon, des morceaux de viande étaient en train d'être calcinés sur leurs broches. C'était le style faussement rustique que devaient affectionner les anthropologues. Autour du brasero, des blocs de basalte servaient de siège.

Menendez a fait les présentations : « Doctor Daniel Sillitoe, de l'Université de Paris. » Je me demandais toujours ce que pouvait signifier pour les diplômés d'Amérique latine cette « Université de Paris ». Cela devait avoir à peu près le même sens que ces T-shirts en vente à la frontière de Juárez, sur lesquels est inscrit : Université des États-Unis.

Malgré leurs origines disparates, les anthropologues formaient déjà un groupe bien cimenté. Étaient présents Léon (Saramago) d'Equateur, Ariana (Luz) du Chili, Guillermo (Ruiz) du Pérou, Andres (Matos) d'Argentine, Carlos (de Oca) du Costa Rica, et les Mexicains Enrique Vega, Ruben Esteban, Maria Mendez, Victor Loza, et quelques autres dont les noms m'échappaient déjà. Le dernier arrivé dans l'équipe de l'Emporio était un Espagnol du nom de Garci Lazaro, un type d'une trentaine d'années, flegmatique et l'air un peu maladif. Il avait tout de suite été adopté par le groupe des chercheurs, qui l'avaient logé dans un pavillon du quartier de la Media Luna, où ils avaient préparé un accueil humoristique en dissimulant un gros lézard dans le placard de la salle de bains. Le premier soir, Garci ouvrit le placard pour y ranger ses affaires de toilette, il reçut sur la tête le reptile engourdi par le froid, et sortit de la salle de bains à moitié nu à la grande joie des anthropologues embusqués dans le couloir. C'était ce genre de facéties qui créait des liens au sein de la petite communauté des chercheurs. Évidemment, en tant que Français, et géographe, j'étais condamné à l'isolement. L'anthropologie était sans conteste la reine des sciences humaines.

L'étude des plissements et des roches, ou même la carte pédologique de la vallée du Tepalcatepec, de l'avis général, à quoi cela pouvait-il servir ?

Aussi, après les présentations et les éloges superlatifs de Federico Menendez, la conversation roulait loin de moi, sur des sujets auxquels je ne pouvais rien comprendre. Les morceaux de viande circulaient dans les assiettes en carton. Des bouts calcinés, imprégnés d'une forte odeur de kérosène, qu'il fallait mastiquer longtemps avant de se décider à les avaler d'un coup, arrosés d'une gorgée de Coca.

Je me suis penché vers ma voisine, Ariana. « Qu'est-ce que c'est ? »

Elle a fait la grimace. « Du cœur de bœuf. » Les chiens de Guillermo étaient à côté d'elle. Elle a dit : « Faites comme moi. Nourrissez les chiens. »

Vers quatre heures après midi, la pluie s'est mise à tomber. Les braises frappées par les grosses gouttes dégageaient une vapeur acre. Les anthropologues se sont repliés à l'intérieur de la tour, répartis en deux groupes, vu l'exiguïté des cellules.

Menendez, imbu de son rôle d'amphitryon, papillonnait de l'un à l'autre, distribuait des verres de sangria, de rhum-Coca, d'eau de pastèque, faisait circuler le plateau de chicharrones et de pâte de coing. Dans le brouhaha, à travers la fumée des cigarettes, je voyais sa silhouette ventrue, il dansait sur la pointe des pieds, ses petits bras relevés en ailerons de pingouin pour mieux se faufiler entre les convives. Il était ridicule et vaguement touchant. Il était de la Vallée, pas un de ces intellectuels parachutés de Mexico, pleins de dédain pour cette province lointaine, majoritairement peuplée de paysans enrichis dans le commerce de la fraise et du pois chiche. Il était né dans un village, d'une famille pauvre, qui n'avait pas eu les moyens de lui faire faire des études en dehors du séminaire. Un prêtre défroqué, qui avait conservé la marque déformante de la religion de métier. Et malgré le comique de son gros petit corps et de ses manières exagérées, il avait gardé quelque chose du profil hautain de ses ancêtres indiens, un nez busqué, un visage large, des paupières lourdes, qui évoquait les anciens shoguns du Japon.

Le groupe réuni autour de Garci Lazaro parlait fort, riait fort. Je n'avais pas suivi le débat. Il était question d'un mac, une petite frappe locale surnommé El Terrible. Ils lançaient des noms de filles aussi, et tout à coup j'ai compris que les hommes s'esclaffaient en décrivant leurs attributs sexuels. Pour moi qui ne maniais pas l'espagnol de la rue, ça n'était pas clair. J'entendais les mots vaina, queso, paja, le contexte ne laissait pas de doute. Cela me renvoyait au temps des collégiens, aux allusions salaces à la longueur de leurs pénis, à la force constrictive des vagins éventuels, tout cela dans un vocabulaire codé qui poussait au rire.