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En aurait-il eu davantage qu'il n'aurait pas multiplié ses visites. Cinq ans plus tôt, il avait eu une légère alerte cardiaque. Les plus grands professeurs consultés lui avaient vivement conseillé de se ménager. « Et l'amour ? » avait-il demandé. « Si vous n'abusez pas. »

Fort de ce viatique, il lui arrivait, une ou deux fois par mois, de se détendre avec des call girls dont ses pairs, avec des mimiques gourmandes, se repassaient les numéros de téléphone. Avec Poppie, c'était différent, parce que Poppie l'aimait. C'était une enfant délicate, de vingt-deux ans à peine — à quelques mois près, l'âge de Gertrud, sa propre fille. Mais Poppie, contrairement à Gertrud, avait les pieds sur terre. Au lieu de mépriser l'argent et de gâcher sa vie du côté de San Francisco avec des exaltés, elle faisait de très sérieuses études de danse dans un studio réputé de la 6e Avenue. Elle avait une autre qualité aux yeux d'Arnold : elle l'aimait précisément pour ce qui aurait plutôt eu tendance à l'inquiéter : ses soixante et onze ans. Elle détestait les jeunes gens, les trouvait fades, sans charme, dépourvus de personnalité, insignifiants.

« Si tu savais comme je m'ennuie avec ces morveux !… » Quand elle prononçait cette phrase délicieuse avec une expression de mépris, Arnold se rengorgeait, lui caressait affectueusement les cheveux et s'épanouissait d'aise devant les certitudes que confère une certaine maturité à l'homme arrivé. Certes, il n'avait jamais été beau, mais sa vie durant, les femmes lui avaient parlé de « cette petite flamme gaie qui brillait dans ses yeux ». Toutes, sauf la sienne, Victoria.

Pour Arnold, les affaires marchaient toutes seules. L'humanité était bronchiteuse, asthmatique, couverte de cloques, infectée de bobos. Ses chimistes inventaient les produits pharmaceutiques pour la soulager, Arnold encaissait les bénéfices, le monde tournait rond. En quarante années d'efforts, il avait réussi à faire de la Hackett Chemical l'une des plus florissantes entreprises américaines : soixante mille employés répartis en de multiples filiales dont certaines se ramifiaient en Europe, un chiffre d'affaires de 459 millions de dollars le situant, dans la liste des principales sociétés, entre Sterling Drug (460) et Richardson Merell (457). Certes, il était loin encore du milliard de dollars annuel de Hoffmann-Laroche, mais il avait sur ses concurrents l'avantage de contrôler sa firme en totalité. Seul point noir de cette existence réussie, Victoria et lui n'avaient pas eu d'enfant mâle à qui transmettre le flambeau Hackett. Arnold considérait quelquefois le corps gracile et souple de Poppie et se prenait à rêver d'une progéniture secrète qui prolongerait sa propre vie. Etait-il bien raisonnable d'être père à son âge ?

Il fit coulisser le grand miroir d'une armoire murale et décida tout en bombant le torse, de se regarder sans indulgence. Sa robe de chambre s'étala mollement à ses pieds mais il hésita à ôter son caleçon à rayures vertes tandis qu'il cherchait dans son regard la fameuse « petite flamme gaie ». Il plissa les paupières, fronça les sourcils, cligna de l'œil : il la vit, brillante, ironique, amusée. Évidemment, le reste était moins flatteur. Quelqu'un ignorant son identité n'aurait vu dans l'image sans complaisance que lui renvoyait la glace, qu'un petit homme chauve et bedonnant, aux jambes grêles, au système pileux trop développé — il avait mis une équipe de chercheurs sur ce problème inversé, la suppression définitive des poils corporels, la repousse des cheveux sur la boîte crânienne. Il actionna deux miroirs latéraux qui lui donnèrent de lui-même une vue de profil à peine plus consolante. Une silhouette piriforme renflée vers le bas du ventre, supportée par deux allumettes velues.

« Tu es beau », dit Poppie.

Elle se tenait debout dans l'embrasure de la porte de la salle d'eau et le contemplait. Elle avait une serviette autour des reins. Ses petits seins ronds formaient un angle de quatre-vingt-dix degrés avec la verticale de sa cage thoracique.

« Tu me vois avec les yeux de l'amour, protesta Arnold dans un moment de lucidité.

— J'aime ton corps, affirma-t-elle. Le corps d'un homme. »

Elle s'approcha de lui, colla son ventre contre le sien et nicha la tête dans le creux de ses épaules. Arnold lui passa un bras autour du cou, grisé par l'odeur saine de ses cheveux, l'odeur de la jeunesse.

« Viens », dit-elle, en l'entraînant sur le lit.

Il se demanda comment échapper à ce flux de tendresse exigeante. La séance qui s'était déroulée une demi-heure plus tôt l'avait comblé pour les deux ou trois semaines à venir. L'épuisement momentané dû à sa performance l'avait tracassé un instant, mais il avait été récompensé de sa fougue par une de ces phrases merveilleuses dont Poppie avait le secret : « Tu me tues… » Prononcée sur un ton bas et rauque, avec des inflexions chaudes et quelque chose de rêveur, de soumis.

« Arrête, Poppie, arrête… Pas maintenant… Je préside un conseil dans une heure. »

Elle gratta doucement son crâne poli du bout de ses ongles.

« Tu me rends dingue… ne pars pas demain !

— On m'attend là-bas, c'est impossible. Accompagne-moi ?… »

Les yeux de Poppie s'embuèrent.

« Je ne peux pas laisser mon frère seul à New York. »

Il lui baisa le bout des pieds, se dégagea, composa un numéro de téléphone.

« La Hackett ?

— Hackett Chemical, j'écoute… »

Son propre nom, répercuté par la standardiste, lui procura le petit pincement d'orgueil dont quarante années de pouvoir ne l'avaient pas lassé.

Les ongles de Poppie s'attardèrent savamment sur sa nuque.

« Passez-moi Murray. »

Bruits divers dans l'appareil. Une secrétaire.

« Oui ?

— Murray !

— De la part ?

— Hackett !

— Je vais voir si M. Murray peut vous prendre. »

Arnold devint pourpre de fureur.

« Je vous dis que je suis Hackett lui-même ! Arnold Hackett, vous m'avez compris ?

— Ne quittez pas, monsieur Hackett, je vous le passe immédiatement ! »

Poppie lui saisit sa main et lui mordilla le bout des doigts. Arnold lui promena son index dans la bouche en un mouvement de va-et-vient.

« Murray ?…

— Monsieur Hackett !

— Comment ça va, Murray ? »

Il retira sa main de la bouche de Poppie, masqua de sa paume le bas de l'appareil et lui glissa :

« Bête, méchant, détesté, très efficace ! Il leur flanque la trouille ! Chef du personnel administratif département New York… »

Poppie le dévora du regard avec dévotion.

« Alors, Murray, les têtes tombent ?

— Certainement, monsieur Hackett ! »

Arnold était d'humeur légère. Il lança une boutade innocente.

« A quand la vôtre, Murray ? »

Long silence au bout du fil.

« Eh bien, Murray, vous voyez bien que je plaisante ! Où en êtes-vous ?

— J'ai établi une première liste de quarante personnes, monsieur Hackett !

— Ça ne suffit pas. Je veux que ça bouge ! Je veux des gens bourrés d'idées, d'enthousiasme… Je veux de la jeunesse !… Quel âge avez-vous, Murray ? »

Arnold rit sous cape et murmura à l'oreille de Poppie :

« Rien de tel qu'un climat d'insécurité pour améliorer le rendement ! »

Il reprit sa voix de commandement.

« Alors, Murray ?

— Cinquante-deux ans, monsieur Hackett. »

Arnold s'offrit à son tour l'anodin plaisir d'un silence prolongé.

« Évidemment… Ça ne fait rien, Murray ! Les gens indispensables n'ont pas d'âge ! Quel est le climat ?