Cinq minutes avant l'heure de son rendez-vous, il enfila une chemise neuve, noua une cravate, passa un complet sombre, se regarda une dernière fois et claqua la porte derrière lui.
Dans le bar, il s'installa à une petite table plongée dans la pénombre. Il y posa sa clef bien en évidence. Anne entra, il lui fit signe. Elle était vêtue d'un ensemble noir aux larges pantalons flottants dissimulant la hauteur de ses talons qui la grandissaient de dix bons centimètres. Alan lui avança sa chaise.
« Hello…
— Hello…
— Martini ?
— Martini. »
Il passa la commande.
« Dure journée ?
— Épouvantable ! Les clients sont comme fous ! Tout le monde veut quitter la ville.
— Je rêve ou vous avez grandi ?
— Vous ne rêve ? pas. L'employée est plus petite que la femme.
— La métamorphose a lieu tous les jours ?
— Pas forcément. Selon mon humeur.
— Comment est-elle aujourd'hui ?
— Excellente ! Et vous ?
— La mienne dépend de la vôtre. »
Ils éclatèrent de rire. Trois Martinis plus tard, Alan demanda :
« Écoutez, Anne, c'est ma dernière soirée à New York. J'attends des coups de téléphone de France et du Japon. Puis-je vous faire une proposition ?
— Dites toujours ?
— Mon appartement est au septième, sur le parc. J'ai eu la même journée que vous, des gens, des gens et encore des gens, j'en ai la tête qui bourdonne ! J'aimerais qu'on soit tranquilles, vous et moi, seuls. Si on dînait dans le salon ?
— Le salon ?
— Chez moi. »
Elle fit lentement tourner son verre entre ses doigts.
« Pourquoi pas ? dit-elle sans lever les yeux.
— Je meurs de faim ! » s'exclama Alan.
Dans le hall, il la pria d'attendre quelques instants.
« Un truc à prendre dans mon coffre… »
Elle le suivit pensivement du regard, les mains serrées sur son petit sac en perles.
« C'est quoi, interrogea Alan lorsqu'ils furent dans l'ascenseur, votre parfum ? »
Elle le lui dit. En pénétrant dans le salon, elle alla droit à la fenêtre et contempla les arbres de Central Park dans la lumière du jour qui mourait. Alan la rejoignit. Elle lui tournait le dos. Il hésita une seconde, posa ses mains sur ses épaules. Elle se laissa glisser en arrière, contre lui.
« C'est beau », dit-elle.
Alan l'étreignit doucement. Elle répondit à son geste en lui prenant la main. Il enfouit sa tête dans sa chevelure. En bas, dans la nuit naissante, les phares des voitures traçaient de longues arabesques.
« Anne… »
Le regard perdu, elle murmura pour elle-même :
« La nuit à Central Park… Vous avez de la chance… »
Il lui effleura la joue de ses lèvres, troublé par la chaleur qui montait de sa peau à travers le tissu léger de sa blouse.
Elle lui fit face, saisit son visage entre ses mains et lova étroitement son corps contre le sien.
« Tout doit être si facile, quand on est riche… »
LIVRE III
CHAPITRE 8
Il alluma sa trentième Muratti de la journée, se composa un air serein et s'avança jusqu'à la balustrade de la terrasse en évitant soigneusement de regarder ce qu'il avait envie de voir. Même à cette distance, il se sentait surveillé. Pourtant, du septième étage du Majestic où s'étendait l'enfilade des quatre pièces de sa suite, la piscine ne lui apparaissait pas plus grosse qu'un haricot bleu-vert étincelant. Il huma l'air, gonfla ses poumons imprégnés des millions de cigarettes qu'il avait déjà fumées au cours de son existence et risqua un regard en bas. Il aperçut les deux femmes, installées devant un thé à l'une des tables entourant la piscine. Emily le repéra instantanément. Le cœur serré, il lui fit un signe joyeux de la main auquel elle ne répondit pas. En supposant qu'elle prenne l'ascenseur, elle ne mettrait pas moins de quatre ou cinq minutes pour remonter à l'appartement.
Dès qu'il se savait seul, il en profitait habituellement pour sortir d'une valise métallique fermée à clef en permanence une cascade de revues pornographiques dont il détaillait chaque page à l'aide d'une loupe. Sa position ne lui permettait de vivre qu'en rêve ses fantasmes érotiques. Il savait parfaitement que le moindre écart de conduite le ferait balayer sans pitié. A cinquante-cinq ans, il risquait de se retrouver à la rue sans ressource après avoir mené la vie dorée d'un nabab. Difficile de se recaser… Il se précipita à l'intérieur de la suite, s'empara fébrilement du Nice-Matin dont il n'avait osé lire que le titre, paralysé par la présence d'Emily. Il était certain que s'il avait parcouru l'article sous son nez, elle se serait doutée de quelque chose. Elle lui inspirait une telle terreur que même à des milliers de kilomètres, il sentait peser sur lui son regard méfiant et possesseur. Le sang lui monta au visage comme la première fois :
Le titre à la « une » renvoyait en page 4. Il ouvrit le journal sans pouvoir réprimer un tremblement…
« Le commissaire Agnelli et les inspecteurs Berdot et Coumoul ont réussi à identifier la victime du festival pyrotechnique de Cannes. Des pêcheurs ont ramené dans leurs filets un portefeuille qui flottait entre deux eaux au large du cap d'Antibes. Il contenait certains papiers d'identité au nom d'Erwin Broker, sujet américain de vingt-huit ans résidant à New York. M. Broker était arrivé au Carlton douze jours plus tôt. Il était inconnu sur la Côte d'Azur où il se rendait pour la première fois. »