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CHAPITRE 2

A treize heures, le signal annonçant la trêve du déjeuner emplit de son bourdonnement les huit étages réservés aux services administratifs de la Hackett Chemical Investment. D'un même élan sauvage, les six cent vingt-deux cadres, réceptionnaires, chefs de bureau, comptables, huissiers, secrétaires, dactylos et employés du contentieux se précipitèrent vers les ascenseurs qui les vomiraient en grappes impatientes trente-deux étages plus bas, dans la moiteur suffocante de la 42e Rue.

De tout le Rilford Building, trentième étage, bureau 8021, Alan Pope fut le seul à ne pas bondir. Il resta rivé à sa chaise, le regard dans le vague, semblant ne rien avoir entendu. Samuel Bannister, dont la main étreignait déjà la poignée de la porte, le considéra d'un œil inquiet.

« Tu fais des secondes supplémentaires ?

— Qui me les facturerait ! » marmonna Alan d'une voix absente.

Bannister le dévisagea plus attentivement.

« Je déjeune au Romano's. Je t'emmène ?

— Pas faim, merci. »

Perplexe, Bannister fit passer le poids de son corps d'un pied sur l'autre.

« Qu'est-ce qui te chiffonne ? Murray ?

— Murray, oui. »

Malgré sa hâte de quitter les lieux, Bannister lâcha à regret la poignée de porte à laquelle il se cramponnait depuis plusieurs secondes. Il fit deux pas en direction de la vaste table métallique où depuis quatre années, il avait Alan Pope en vis-à-vis.

« Et si on en parlait devant une bière bien glacée ? »

Alan refusa d'un signe de tête et se renfonça plus profondément dans son fauteuil.

« Vas-y sans moi, Sammy. Il faut que je réfléchisse. »

Bannister se dandina un instant, ouvrit la bouche pour ajouter quelque chose, s'en abstint, puis demanda :

« Il t'a convoqué à quelle heure ?

— Trois heures.

— Il veut peut-être t'augmenter ?

— Très drôle…

— Tu t'inquiètes sans savoir. Je suis sûr que c'est très bon !

— Comme disait le type sur la chaise. Il espérait une panne de courant. »

Bannister marqua un temps d'hésitation, haussa les épaules et lança sur un ton qu'il voulait désinvolte :

« Si tu changes d'avis… Romano's ! »

Alan se retrouva seul. Les tripes tordues d'appréhension, il poussa un soupir, se leva, colla son nez à la vitre de la baie et regarda au-dehors sans rien voir.

Dix minutes s'écoulèrent sans qu'il fît un mouvement… Il se jeta alors sur le téléphone et composa son propre numéro : il fallait qu'il voie Marina ! Avec un peu de chance, elle serait toujours au lit, nue et tiède… Occupé ! Il eut soudain une envie frénétique de lui parler, de la toucher, de lui faire l'amour. Il n'avait plus beaucoup de temps. Il raccrocha, balança sa veste sur son épaule et s'engouffra dans le couloir désert.

« Quelle femme, Penny ? Son nom ? » demanda Abel Hartman avec exaspération. C'était un petit avocat de quartier spécialisé dans les litiges conjugaux, les murs mitoyens, les appartements inondés, les ailes de voitures éraflées.

Il haïssait sa clientèle.

« Mabel Pope, répondit sa secrétaire sans s'émouvoir. Enfin, l'ex-Mme Alan Pope. »

Hartman émit un gémissement rauque.

« Comme d'habitude. Sa pension alimentaire est en retard.

— Il ne fallait pas épouser un pauvre. Dites-lui que je suis en Turquie !

— Elle vous a vu dans le couloir quand vous êtes venu prendre le dossier Leyland. Vous feriez mieux de la voir. Elle va tout casser.

— Est-ce qu'elle nous doit de l'argent ?

— Pas un cent.

— Je déteste cette race de vampires. Malheur aux pauvres bougres qui leur tombent entre les pattes ! Elles les saignent ! »

Il surprit le regard méprisant que lui décochait Penny et se souvint qu'elle était divorcée. Il se racla la gorge et bougonna :

« Tant pis, faites-la entrer. Je vais engager sur-le-champ une procédure judiciaire contre Alan Pope ! »

Le taxi qui l'emportait chez lui se traînait dans une chaleur accablante.

« Vous ne pouvez pas aller plus vite ?

— Pour faire exploser mon moteur ? »

D'énervement, Alan tambourina sur l'accoudoir de l'antique Pontiac qui fumait comme un vieux cheval. Marina devait être levée… Il l'imagina se prélassant sous la douche. Ce qui l'avait frappé chez elle le jour de leur première rencontre, c'était sa ressemblance avec Marylin. Il était entré par hasard dans un bar de la 6e Rue pour acheter des cigarettes. Elle était juchée sur un haut tabouret, vêtue d'une robe blanche. Seule. Sirotant un truc avec des cerises et de la menthe. Au lieu d'aller au distributeur, il s'installa deux tabourets plus loin et commanda un scotch. Alors qu'il la lorgnait à la dérobée, elle parla la première.

« Si vous me dites pourquoi vous me reluquez, je vous en offre un second. Non ! Vous trichez ! Vous vous apprêtez à mentir ! Tout de suite !

— Je vous trouve… Je vous trouve… bredouilla Alan en la dévorant des yeux.

— Et je ressemble à ?…

— Exactement !

— On me l'a déjà dit. Ils me disent tous ça… »

Elle replongea les lèvres dans son verre et lécha du bout de sa langue pointue la glace pilée qui en embuait le pourtour… Cinq ou six whiskies plus tard, le cœur battant, les mains moites, il lui demanda sans oser la regarder si elle accepterait de dîner avec lui. Elle le soupesa de l'œil longuement, sachant qu'elle le mettait mal à l'aise et y prenant plaisir. Elle éclata de rire.

« Vous alors !… »

Elle sortit de son sac une brosse à dents et lui en caressa gentiment la partie du visage comprise entre l'ourlet de la lèvre supérieure et la naissance de l'arête du nez. En dehors de cette brosse à dents et de la robe qu'elle portait ce jour-là, Marina ne possédait rien.

Sa peau était douce, laiteuse, tiède et ferme.

Entre autres qualités, elle était absolument dépourvue de pudeur, aussi libre de son corps qu'un bébé à sa naissance. Elle naviguait nue dans l'appartement, prenant sans y songer des poses à faire rougir un corps de garde, étalée sur la moquette, jambes en l'air, chacun de ses pieds calés sur les coins extrêmes d'un guéridon, une cigarette entre les lèvres, une main se caressant machinalement les seins, l'autre étalée doigts écartés dans l'espace, bras raidi, afin que séchât le vernis pourpre dont elle avait laqué ses ongles démesurément longs.

Alan lui avait donné une clef de son deux-pièces. Elle apparaissait ou disparaissait selon son gré, parfois durant plusieurs jours, sans jamais daigner fournir la moindre explication sur son absence. Elle arrivait les bras chargés de fleurs coûteuses aux noms précieux, demandait s'il restait du beurre, proposait d'aller en chercher, revenait avec des pamplemousses, une ombrelle de couleur vive, un transistor, un chat perdu ou des branches de céleri qu'elle disposait en bouquet dans la cafetière, sous la fenêtre. Ébloui par tant de fantaisie, comblé par elle, Alan la payait de retour par des cadeaux au-dessus de ses moyens dont elle ne faisait aucun cas. Rituellement, elle oubliait ses bagues, chaînettes en or ou boucles d'oreilles dans les toilettes des bars où ils s'attardaient parfois. Un soir, il eut la maladresse de lui poser une question.

« Je vis avec toi parce que tu me plais, Alan. Si tu m'interroges, tu me déplais. Si tu me déplais, je m'en vais.

— Marina…

— Tu es libre, je suis libre. Je ne peux exister que les portes ouvertes. Choisis. »

Depuis, il se le tenait pour dit : n'importe quoi pour ne pas la perdre !