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Il crut entendre un bruit du côté de l'entrée, posa le journal sur le lit, tendit l'oreille… Rien. A pas de loup, il traversa le vestibule et ouvrit la porte à la volée : personne. Le couloir était vide. Il retourna sur la terrasse, risqua un œil par-dessus le garde-fou : en une fraction de seconde il capta le regard d'Emily braqué dans sa direction. Il était impossible qu'elle gardât en permanence la tête levée sur le septième : par quelle intuition avait-elle su qu'il allait l'observer à cet instant précis ? Il revint dans la chambre et lut la suite, consterné. « Erwin Broker a été identifié sans doute possible grâce à la photo figurant sur son passeport. Gérant de sociétés, il devait séjourner à Cannes une dizaine de jours encore. Pour l'instant, on se perd en conjectures sur les circonstances de cette mort tragique. Le commissaire Agnelli poursuit l'enquête après avoir alerté les services d'Interpol. »

Il s'aperçut que le mégot de sa cigarette lui brûlait les doigts. Il l'écrasa dans un cendrier, en alluma une autre, en tira une profonde bouffée, replia le journal, le jeta dans la poubelle de sa salle de bain, se ravisa, le ramassa, envisagea une seconde de découper l'article mais y renonça aussitôt. Avec son flair, Emily était capable de s'en apercevoir. Rien de ce qui aurait dû lui rester caché ne lui échappait. Il se passa la main sur le visage : il se conduisait stupidement ! Emily ignorait jusqu'au nom de Broker. Il ne l'avait reçu qu'une fois dans son bureau, parmi la foule de ses visiteurs quotidiens. Leurs autres rencontres s'étaient déroulées dans un bar de la 8e Rue où nul ne le connaissait. Néanmoins, il sortit de la chambre sans en refermer la porte pour glisser le Nice-Matin dans la boîte aux lettres du 751. Il rentra chez lui, chaussa des lunettes de soleil et passa sur la terrasse où il se laissa tomber dans un transat. Le soleil à son zénith lui brûla les épaules à travers la soie légère de sa chemise blanche. Pourtant, il était glacé. Des vagues de froid partaient de son plexus pour se répandre dans son corps, irradier tous ses membres. Il se revit au gala du Palm Beach trois jours plus tôt… Au moment du bouquet final du feu d'artifice, l'ultime explosion avait été si violente que les invités n'avaient pu s'empêcher d'échanger entre eux un fugace regard de surprise inquiète. Puis, tout le monde avait ri un peu trop bruyamment et applaudi. C'est à ce moment que la femme avait hurlé, un cri strident à glacer les veines. Il n'était éloigné de sa table que de quelques mètres. Emily lui avait jeté un regard interrogateur. Maintenant, on essayait de ranimer la femme évanouie. Plusieurs personnes, aidées par les maîtres d'hôtel, la soulevaient de sa chaise et l'emmenaient hors de la terrasse. La scène se passait dans la pénombre car le préposé aux lumières avait eu la présence d'esprit de ne pas rallumer tout de suite. Grand nombre d'invités, éblouis par les soleils du feu d'artifice, n'avaient rien vu. Beaucoup d'entre eux n'avaient même pas entendu le cri couvert par le brouhaha des conversations qui s'enchevêtraient.

Mais à l'issue du dîner, il avait appris sans trop y croire ce qui s'était passé de la bouche même de Louis, un maître d'hôtel auquel il laissait des pourboires impensables en cachette d'Emily. Louis tenait l'information du garçon qui servait la table de la dame évacuée : en plongeant sa cuillère dans sa bisque de homard, elle y avait trouvé un doigt humain sectionné au niveau de la dernière phalange et bagué d'une chevalière d'or. Le garçon avait eu le réflexe de plier précipitamment le doigt dans une serviette en papier, de le fourrer dans sa poche et de l'apporter en blêmissant à Jean-Paul, le directeur du restaurant. Retenant son envie de vomir, Jean-Paul l'avait donné à l'inspecteur de service dont la voiture avait démarré sur les chapeaux de roue…

Bien entendu, ce détail avait été passé sous silence par la presse : le bon déroulement de la saison était sacré. Les journaux s'étaient bornés à mentionner que le corps déchiqueté d'un inconnu avait été repêché au large du phare peu après l'inexplicable explosion qui avait volatilisé le ponton flottant porteur des fusées. La macabre histoire de Louis était donc réelle. Le doigt arraché était celui d'Erwin Broker. Et la mort d'Erwin Broker signifiait non seulement l'effondrement d'un plan minutieux élaboré depuis des années, mais sa propre mort à lui s'il n'improvisait pas instantanément une solution de rechange. Malheureusement, il n'en voyait aucune. On était le 25 juillet. Le détonateur branché des mois plus tôt se déclencherait exactement le 8 août.

A moins d'un miracle, il n'aurait plus le temps, en treize jours, de trouver un second pigeon.

CHAPITRE 9

C'est d'un petit bureau du rez-de-chaussée, à l'arrière du bâtiment, que Marc Gohelan dirigeait l'empire du Majestic. Ses deux fenêtres, masquées par des massifs de camélias fleuris l'hiver, donnaient sur la rue Saint-Honoré, une rue calme et provinciale où se situait l'entrée de service des deux cent cinquante employés. L'envers du décor de l'éclatante façade.

La saison durait pratiquement toute l'année. De la mi-octobre à la fin novembre, on remettait tout en ordre, peintres et tapissiers envahissaient les appartements, les économes achetaient de nouvelles literies, les femmes de chambre laissaient la place aux ouvriers, vernisseurs, menuisiers, bricoleurs, plombiers, électriciens, tandis que les jardiniers faisaient la toilette des pelouses et des arbres exotiques bordant la piscine. Au cœur de la saison, il arrivait à Gohelan de faire des journées de dix-huit heures. C'était un homme de taille moyenne, à la gueule de pirate sympathique. Ses yeux noirs et ses cheveux blonds plaisaient aux femmes.

Célibataire endurci, il s'était fixé pour règle de ne jamais mélanger le travail et les sentiments. Les clientes qui lui faisaient des avances en étaient pour leurs frais. Mais il les repoussait avec tant de charme et d'élégance qu'aucune ne pouvait sérieusement lui en vouloir d'être dédaignée. A Cannes, l'été, les peines de cœur étaient aussi légères et éphémères que l'écume de la mer.

Il n'y avait que l'embarras du choix pour trouver dans l'heure celui qui deviendrait le grand consolateur. Le Majestic attirait la beauté et l'argent avec la force d'un aimant. Les deux y faisaient bon ménage. Le temps d'une saison, tout y était possible. On y vivait comme sur un paquebot au rythme fiévreux d'une brève croisière, dans une intensité excluant la durée. Seul comptait le plaisir, dans un tourbillonnant mélange de chefs d'industrie, de princes, d'escrocs, de femmes du monde, de familles bourgeoises, de millionnaires, de célébrités internationales et de cinglés en tous genres dont l'existence sociale ne durait parfois que l'espace d'un été. D'un seul coup d'œil, Gohelan jugeait son monde, repérant infailliblement les frimeurs, les faux artistes, les athlètes en mal de dames mûres, les beautés en quête d'hommes arrivés, traitant avec la même bonhomie familière les rois en exil, les champions de ski nautique, les chefs de gouvernement en exercice, les politiciens momentanément sur le sable.

Pendant que dansaient sur l'écran de télévision intérieure les images balayant la totalité du grand hall d'entrée, il dévisagea Albert Gazzoli, son chef caissier.

« Goldman nous doit combien ?

— Il est arrivé le 8 juillet. Je lui ai déjà fait envoyer sa note de semaine à trois reprises.

— Il a réagi ?

— Pas encore.