— Combien ?
— Dans les 100 000.
— Et au restaurant ?
— Sérieux. Une succession de déjeuners et de dîners à la piscine. Des tables de vingt à trente couverts.
— Il a signé ?
— Non.
— Enfin, Albert, quoi, merde !
— Vous le connaissez, c'est difficile…
— Le bar, important ?
— Cher.
— Il a payé ?
— Non.
— S'il cherche à vous taper à la caisse, terminé ! Plus de liquide pour lui !
Albert le regarda d'un air peiné.
« Vous auriez dû me le dire hier. Il nous a pris 40 000 francs ce matin.
— Montrez-moi son foutu chèque !
— Il ne nous en a pas donné. Il a demandé qu'on lui ajoute ça sur sa note.
— Vous êtes cinglé ! Il me doit déjà 100 000 francs de l'année dernière ! »
Albert Gazzoli sembla se tasser sur lui-même.
« Il y a aussi les fleurs.
— Quelles fleurs ?… aboya Gohelan.
— Cinquante gerbes de roses rouges pour les femmes de ses invités.
— Ne me dites pas que vous avez réglé la facture ?
— 25 000, bredouilla Gazzoli.
— Il vous a baisé !
— Il paraît qu'il va tourner un film gigantesque avec Brando, Newman, Redford, de Niro, Peck, Faye Dunaway…
— Sur un script de Victor Hugo, avec Leonid Brejnev et Jimmy Carter dans leur propre rôle ! Il vous a dit quelque chose à propos de son pince-fesses à la noix ?
— Le prix Leader ?
— Oui ! Qui va casquer ?
— En principe, Goldman. »
Marc Gohelan frappa violemment du poing sur la table.
« On est baisés, Albert ! Baisés jusqu'à l'os ! »
Le jeune homme en costume clair franchit le portillon séparant la zone d'arrivée des voyageurs du hall de départ de l'aéroport de Nice. Plutôt pâle, les traits tendus, il portait à la main une légère serviette de cuir brun, débarquait de New York et mettait les pieds en France pour la première fois de sa vie. Son cœur se serra à la vue des deux flics en uniforme canalisant le flot des voyageurs. Occupés à se raconter une histoire avec de grands éclats de rire, ils ne lui prêtèrent aucune attention.
Tout le monde semblait de bonne humeur, heureux de vivre. L'air sentait les vacances, le sel, le soleil. Le jeune homme tressaillit au contact d'une main se posant sur la sienne. En uniforme écarlate, les bras chargés de fleurs où éclataient les taches jaunes des mimosas, une hôtesse d'accueil lui offrait une rose de thé en souriant.
Alan Pope prit la rose, rendit le sourire avec timidité à la belle fille bronzée et lut « Bienvenue » sur le papier qui entourait la tige de la rose. C'était un bon présage. Quoi qu'il pût lui arriver de fâcheux par la suite, il aurait eu au moins cette rose et ce sourire. Il se dirigea en soupirant vers les cabines téléphoniques pour prévenir le chauffeur de son arrivée.
Un sourire mystérieux au coin des lèvres, la duchesse Armande de Saran contempla rêveusement son œil poché. Le plombier n'y était pas allé de main morte. C'était un type trapu, au front bas, aux mains épaisses, au cou énorme, dont le corps dégageait une puissante odeur animale. Armande estima qu'il n'avait pas plus de vingt-cinq ans. Elle aimait ces surprises délicieuses qui la mettaient soudain en présence d'un inconnu dont l'arrivée attendue et provoquée hérissait sa peau de frissons de plaisir. Elle avait prétexté une fuite dans la salle de bain de sa suite — la 19, une des meilleures — pour que Gohelan lui envoie quelqu'un. Dès que la brute était entrée chez elle, elle avait su que ce serait lui, tout de suite. Il ne s'était pas laissé prendre longtemps à son apparence glacée et hautaine d'une des dix aristocrates les plus élégantes du monde. Pour le provoquer pendant qu'il fourrageait vaguement sous le lavabo, elle lui avait jeté des ordres sur le ton blessant utilisé pour le dernier de ses domestiques, s'arrangeant pour le frôler à plusieurs reprises, nue sous sa robe de chambre, grisée déjà par le mélange détonant des parfums jonchant sa coiffeuse et des effluves forts de la sueur du jeune taureau. Il était à genoux, sa boîte métallique ouverte à ses côtés, remplie de pinces ; de tenailles, d'instruments lourds dont l'acier avait été créé pour mordre, pour déchirer.
« Dépêchez-vous, mon ami, dépêchez-vous ! »
Il lui lança un regard plein de défi.
« Si vous n'êtes pas contente…
— Pardon ? Je me plaindrai ! Savez-vous qui je suis ? »
Les yeux rivés sans vergogne sur le haut de ses longues cuisses, il marmonna sans desserrer les dents :
« Une grosse salope. »
Elle le gifla. D'un bond, il fut sur elle, la rouant de coups, cherchant goulûment sa bouche, pétrissant son corps à pleines mains.
« Plus fort ! Frappe ! Frappe ! »
Il l'avait redressée, plaquée contre le mur et prise avec la violence et les tremblements furieux d'une bête. Passe encore pour les ecchymoses qu'elle avait sur le dos, mais son œil… Elle contempla avec nostalgie la puissante tenaille noire qu'elle avait subtilisée dans sa boîte à outils — la duchesse était kleptomane — et appliqua une compresse fraîche sur l'hématome qui enflait. Quel homme ! Elle n'aimait que la racaille, les voyous. Plus ils étaient brutaux, grossiers, vulgaires, sales, plus elle tirait de son corps des voluptés qui lui étaient interdites avec les esthètes raffinés de sa caste. La porte du salon s'ouvrit sur le duc de Saran. Il flaira immédiatement ce qui venait de se passer.
« Mandy ! »
Il s'approcha d'elle, l'œil trouble.
« Qui était-ce ? »
Elle haussa les épaules avec un soupir de satisfaction.
« Un type.
— Raconte ? Il t'a battue ? Il t'a fait mal ? Dis-moi, Mandy, dis-moi…
— Je dois finir de me préparer. Plus tard.
— Je me fous de ce cocktail ! »
Sa voix se cassa pour prendre l'intonation suppliante d'un petit garçon.
« Je t'en prie, Mandy, fais-moi une pipe… »
Elle l'observa avec attention. Il était dans la soixantaine, petit de taille, mais d'une race et d'une distinction rares. Il était au courant depuis dix ans. Elle lui racontait tout dans les moindres détails jusqu'à ce que cet héritier d'une des plus grandes lignées de France chavire dans un plaisir fou.
« Non, dit-elle, non. Je veux descendre. On verra ce soir… »
Elle arracha une rose à la gerbe que lui avait adressée Goldman et en caressa doucement son œil qui enflait.
Norbert et les deux porteurs prirent tout leur temps pour charger les bagages dans le coffre de la Rolls. La voiture était arrêtée dans le périmètre strictement interdit réservé à l'embarquement des passagers. A aucun moment, les deux agents en uniforme ne firent mine de s'en inquiéter. Ne sachant s'il devait monter dans la Rolls ou attendre que Norbert en ait terminé, Alan avait allumé une cigarette et restait planté au centre de la cohue des voyageurs, sa veste sur le bras. Une fois de plus, il avait un sentiment d'irréalité, absent aux événements dont il était le centre.
« Monsieur…
— Oui ?
— Préférez-vous que je décapote la voiture ? »
Alan sentit peser sur lui le regard des flics et celui des passants attirés par le blanc immaculé de la voiture. Tous semblaient fascinés par le choix qu'il allait faire.
« Oui », dit-il, désireux de ne décevoir personne.
Norbert se glissa sous le volant, actionna un bouton. La capote se releva dans un doux ronronnement et se replia sur l'arrière. Norbert ouvrit la portière après avoir retiré sa casquette. Le groupe des témoins avait augmenté.