« Monsieur… », dit Norbert.
« Qui, moi ? » faillit répondre Alan. Avec gaucherie, il glissa un billet de 100 francs aux porteurs et grimpa dans la voiture, gêné par tous ces yeux braqués sur lui. Les flics saluèrent machinalement, Norbert embraya. La Rolls démarra dans un silence absolu. Alan se ratatina sur le siège arrière. Il osait à peine respirer.
Louis Goldman devait tellement d'argent à tellement de gens qu'il en était devenu intouchable. L'énormité même de ses dettes le protégeait de ses créanciers. En le faisant coffrer, aucun d'eux ne voulait prendre le risque de tarir la source d'où, un jour, peut-être, jaillirait le remboursement de son dû. Car il arrivait à Louis Goldman, au cours de ses bluffs gigantesques, de ses combines financières à donner le vertige, de gagner des sommes fabuleuses. Sur sept films produits, six étaient des bides qui ruinaient ses commanditaires et contraignaient leurs vedettes au chômage ou à l'oubli. Mais le septième, pour une mise de fonds identique, faisait un triomphe mondial qui lui permettait de multiplier par cent les sommes investies. Grand seigneur, Goldman condescendait alors à se libérer de ses dettes les plus criardes, non sans avoir fait lourdement sentir à ses créanciers la magnanimité de son geste. Délibérément paranoïaque, il se prenait pour un génie à temps plein, professait un mépris de fer pour ses contemporains quels qu'ils fussent, érigeait sa pensée en dogme, ne supportait pas la moindre contradiction et avait la certitude inébranlable que tout lui était dû. Il estimait que les privilégiés admis dans son intimité devaient se sentir honorés de régler les effarantes additions dont il parsemait les trajets capricieux qui, de palace en palace, le menaient de Paris à Munich, de Rome à Tokyo, de Helsinki à Londres, de la Terre de Feu aux Caraïbes. Tous ses biens étaient au nom de Julie, sa femme. Les avances arrachées aux banques pour produire ses films étaient immédiatement fragmentées et ventilées dans une multitude de sociétés se divisant elles-mêmes en sous-filiales, holdings, participations diverses dans des actions en bourse ou des sociétés créées pour la circonstance dans des républiques bananes où le pot-de-vin était roi.
Sur le papier, Louis Goldman n'était même pas propriétaire de sa brosse à dents. Il n'avait jamais un sou sur lui, oubliait régulièrement son chéquier, signait parfois, au gré de son humeur, les notes qu'on avait le mauvais goût de lui présenter. Il était si célèbre, que nul n'osait protester. Il avait un ventre énorme dont il était très fier — lui qui avait été si maigre jadis — une tête lourde et poupine dont les lèvres épaisses de bébé étaient directement passées du sein de sa mère au biberon de lait, remplacé à son tour, dans une ultime phase, par le traditionnel cigare bagué à son chiffre, symbole de sa réussite. Son expression habituelle était le mépris blasé. Arrivé au Majestic quinze jours plus tôt, il avait investi la plus somptueuse des suites. Les baies vitrées de son salon s'ouvraient sur une vaste terrasse parsemée de plantes grimpantes, de fleurs aux couleurs vives à travers lesquelles scintillait le miroitement de la mer. Dans les quatre pièces de l'appartement, des brassées de roses rouges que Julie affectionnait particulièrement.
De ses lèvres jamais orphelines, il retira le cigare éteint, phallus en érection pointant de ses bajoues, le temps de boire une gorgée de Dom Pérignon.
Le champagne était tiède. Il le recracha dans le seau, y vida ce qui restait dans son verre, revissa précipitamment son havane dans sa bouche et s'en emplit une autre coupe.
Dans un quart d'heure, ses premiers invités arriveraient, une centaine à peine, triés sur le volet, le gratin doré de la Côte d'Azur. Depuis trois ans, Goldman vivait à crédit sur sa réputation. Son dernier succès international, Parano's Blues, lui avait permis de s'attaquer au marché de l'électronique. Non qu'il y vît un quelconque intérêt, mais pour régler un compte personnel avec John-John Newton, propriétaire d'une des plus grandes firmes privées d'équipement pour missiles et satellites.
Aux Bahamas, après l'avoir humilié au golf, John-John Newton s'était permis de rire de lui en commentant publiquement sa partie ratée. Louis Goldman s'était juré de se venger. Il avait investi dans la compagnie rivale, la Van Velde, 21 millions de dollars : perdus en moins d'un an. Depuis ce désastre, il ramait, à la recherche d'un nouveau coup de poker qui le remettrait en selle. Il avait trouvé la combinaison gagnante en inversant l'idée première de tout film. Au lieu de partir d'un script ou d'un livre dont l'adaptation donnerait lieu à la distribution des rôles, il avait décidé d'engager les trente stars les plus célèbres du cinéma mondial pour former l'inébranlable ossature de ce qui deviendrait le film le plus grandiose de tous les temps.
Avec un générique pareil, on pouvait pratiquement se passer d'une histoire. Dix champions du best-seller avaient été néanmoins contactés pour élaborer collectivement la trame d'une épopée de science-fiction, La nuit où mourut le soleil, dont Goldman lui-même avait fourni l'idée directrice. Bien entendu, ses nègres ne toucheraient leur dû qu'après la sortie du film. Il avait promis à chacun de tels pourcentages sur les bénéfices que leur total additionné aurait dépassé, en cas de paiement réel, 160 pour 100 des profits bruts. Les premières moutures avaient été décevantes. Mais les journaux avaient déjà tant parlé du projet, avec un si grand luxe de détails, que les plus sceptiques des professionnels le considéraient comme en voie d'achèvement. Le plus difficile restait à faire, trouver les 50 millions de dollars qui justifiaient l'excellent slogan de lancement : « Le film le plus cher du monde. » Jusqu'à présent, les banques habituelles étaient réticentes, et les « majors » américaines, peu désireuses d'essuyer les plâtres, se faisaient tirer l'oreille, quitte à prendre le train en marche si Goldman accouchait réellement de son chef-d'œuvre. Il fallait donc découvrir d'autres sources de financement. C'est dans cette optique que Louis avait accepté de se prêter à la mascarade dont il allait être le lauréat le jour même, le prix Leader.
Décerné chaque trimestre par Cesare di Sogno, un ancien gigolo italien, le prix récompensait la personnalité ou la firme la plus dynamique de l'année. Personne n'était dupe de sa valeur réelle, mais il avait un impact fracassant sur les gogos. Or, le Majestic en était bourré. La liste des clients de l'hôtel constituait à elle seule une encyclopédie de la haute finance, de l'industrie lourde, de la banque, de la haute noblesse et des biens fonciers. Il s'agissait pour Louis Goldman d'inciter ce gibier de choix à cracher au bassinet. Il connaissait la fascination exercée par le cinéma sur les magnats qu'ennuyait la gestion de leur fortune. Il les avait tous là, sous la main. Par l'intermédiaire de Cesare di Sogno — à qui il avait laissé les frais d'impression — il leur avait fait parvenir un carton d'invitation gravé à la feuille d'or.
« Lou ?… »
Julie se tenait dans l'embrasure de la salle de bain, en peignoir éponge écarlate, une robe claire en équilibre sur l'avant-bras.
« Elle te plaît ?
— Épatante, grogna Louis sans la regarder.
— Tu n'es pas encore prêt ?
— Je n'ai qu'une chemise à passer.
— Passe-la, chéri. Il faut qu'on soit en bas dans dix minutes. »
Louis Goldman secoua la tête avec écœurement, s'arracha à son fauteuil, ralluma son cigare éteint, l'écrasa dans un cendrier et se rendit dans sa chambre.
Torse nu, il jeta un coup d'œil soucieux sur les noms des innocents dont il espérait faire ses futurs associés. En tête de liste, bon premier avec un chiffre d'affaires annuel de 800 millions de dollars, Hamilton Price-Lynch, plus connu sous le sobriquet de « Ham Burger » depuis son mariage avec la veuve — et héritière unique — du magnat de la banque Franck Burger III, petit-fils du fondateur de la Burger Trust Limited.