— Non, ça ira. Il faudrait peut-être y aller ?
— Je suis prêt.
— Quelles roses sublimes !
— Oui, oui… sublimes… »
« Vous parlez français, monsieur ?
— Un peu.
— Vous n'aurez pas souvent l'occasion de le pratiquer. Ici, tout le monde parle plus ou moins l'anglais.
— Vous connaissez le Majestic, Norbert ?
— Très bien.
— C'est comment ?
— Tout à fait convenable, monsieur.
— Mais encore ? Marrant ?…
— Très marrant, monsieur. »
Alan s'agita sur sa chaise, agacé de s'entendre appeler monsieur au détour de chaque phrase.
« Norbert…
— Monsieur ?
— Ne vous croyez pas obligé de m'appeler monsieur tout le temps. »
Il sourit au chauffeur, lui cligna de l'œil et le considéra avec attention. Norbert devait avoir dans les cinquante, cinquante-cinq ans. Grand, corpulent, il portait des verres correcteurs à monture d'acier. Au coin de ses yeux, de fines pattes-d'oie indiquaient qu'il aimait rire. Une légère moustache châtain en balai-brosse barrait son visage lourd à l'expression bonhomme.
Il jeta à Alan un regard aigu.
« C'est compris dans la prestation de l'agence qui m'emploie. La plupart de mes clients y tiennent beaucoup.
— Pas moi. Vous faites ce travail depuis longtemps ?
— Une dizaine d'années.
— Et avant ?
— J'étais dans l'enseignement. Rien à voir.
— Quelle branche ?
— Philo. J'étais professeur agrégé de philosophie. »
CHAPITRE 10
Betty Grone vérifia que les deux gorilles de l'hôtel étaient bien devant sa porte, leur fit un signe de tête, referma au verrou, alla tirer les rideaux de sa chambre, alluma la lampe de chevet dont elle braqua le faisceau sur le coffret avec des gestes précautionneux. Elle ferma les yeux, souleva le couvercle et plongea ses doigts dans les joyaux, les identifiant immédiatement par leur forme, leur poids, leur matière, or, saphirs, topazes, diamants, émeraudes, bagues, colliers, boucles d'oreilles, broches, pendentifs. Sur chacun d'eux, elle mit mentalement le nom de l'homme qui le lui avait offert.
Certains s'étaient ruinés pour le lui payer, d'autres avaient commis des escroqueries, d'autres encore les lui avaient jetés au visage avec fureur, en cadeau de rupture. Leur contact la fit frissonner mieux que toutes les caresses de ses amants. Elle aurait aimé dormir avec, les porter toujours sur elle, contre sa peau, les admirer quand elle mangeait.
Ils valaient trop cher. La moindre négligence de sa part aurait entraîné une rupture de contrat avec les compagnies d'assurances les protégeant du vol ou d'une perte. Quand Betty avait profondément joui de leur contemplation, elle sonnait des hommes armés qui les remettaient au coffre.
Elle rouvrit les yeux et se dit que son cul, et lui seul, lui avait valu cette richesse. Sa tête aussi. Il s'agissait d'un art appris dans nulle école, savoir monnayer ses faveurs, tirer le maximum des sentiments d'un homme. Elle se moquait bien que des femmes jalouses la traitent sous le manteau de putain. A ce prix-là, putasserie était à la fois une éthique, une esthétique, du grand art planant très au-dessus des misérables questions de vocabulaire. Sans rouvrir les yeux, les deux mains toujours enfouies dans les bijoux, elle se remémora son triomphe de la veille, à la soirée des Signorelli… A son entrée sur la terrasse, elle avait aperçu du coin de l'œil la rivale haïe, Nadia Fischler, en grande conversation avec celui que toutes deux convoitaient, Honor Larsen, le grand patron d'une grande firme aéronautique. Honor avait la forme délicate d'un énorme sac de dollars dont l'extrémité supérieure aurait été affublée de lourdes lunettes d'écaille. Il était célèbre pour les cadeaux délirants octroyés à celles qui partageaient sa vie quelques jours, quelques heures. En bonne garce, la Fischler avait voulu mettre le grappin sur ce pactole ambulant qu'elle avait ébloui au casino. Betty avait attendu son heure pour passer à l'attaque. Elle savait que Larsen serait à la réception des Signorelli. Sûre de sa beauté, de sa crinière flamboyante et de ses yeux verts, elle avait passé plusieurs heures à répartir, sur un arachnéen fourreau de soie émeraude, la totalité de ses joyaux. A son entrée dans les salons illuminés, les conversations s'étaient tues subitement, tous les regards avaient convergé vers elle, miroitante comme un soleil scintillant d'une infinité de feux fugaces au moindre frémissement de son corps. Honor Larsen avait réagi comme les autres, la dévisageant sans vergogne malgré la présence de Fischler, écrasée dans son éternelle robe noire par l'éblouissante présence de Betty. Un instant que ni l'une ni l'autre n'oublierait. Tout à l'heure, Honor avait appelé Betty, la priant d'accepter son invitation à dîner. Elle avait dit oui. Il viendrait la prendre au cocktail de Goldman dans le hall de l'hôtel. Avec un peu de chance, Nadia Fischler les verrait repartir ensemble.
Elle rouvrit les yeux, prit une profonde inspiration, referma le coffre à regret, débloqua le verrou et appela les gardes. L'un d'eux s'empara du coffret pendant que l'autre ouvrait la marche, la main droite plongée dans l'échancrure de sa veste. Betty ne les quitta pas de l'œil pendant qu'ils disparaissaient dans le couloir. Aux dernières estimations, ses pierres valaient près de six millions de dollars. A peu près ce qu'avait perdu Nadia Fischler en trois ou quatre saisons. Betty eut un sourire en pensant qu'elle crèverait pauvre. Elle retourna devant sa coiffeuse et agrafa sur sa robe corail une seule et sublime perle en forme de poire, cadeau d'un citoyen du Koweit. En bas, Honor Larsen devait déjà l'attendre.
On déposa les pastis sur la table. Alan sortit de sa poche une liasse de billets de banque français changés à l'aéroport. Mais déjà, Norbert avait payé.
« Si vous permettez… Il est d'usage que je règle les frais. Nous ferons les comptes à votre départ. »
Alan rempocha les billets. Ils burent une gorgée de pastis. Alan fit la grimace. Norbert sourit.
« Voulez-vous autre chose ?
— Non, non, j'essaierai de m'y faire.
— Par exemple, continua Norbert, vous n'auriez peut-être pas dû vous charger du pourboire des porteurs. Vous avez donné beaucoup trop.
— Bof…
— Ce n'est pas à vous que je pense, monsieur, mais à ceux qui viendront après. S'ils ne paient que le juste prix, ils se feront insulter.
— Je ne le ferai plus, dit Alan en riant. Dites-moi, Norbert… Ça ne vous manque pas trop, la philo ?
— La philo, ça se vit. L'enseignement de la philo, c'est autre chose. J'étais exploité et sous-payé. J'ai gagné beaucoup plus en étant domestique.
— Vous avez été domestique ?
— Huit ans. C'est un métier épatant. La pensée reste libre. On a le temps de réfléchir en cirant les chaussures. Dans l'industrie, le commerce ou l'économie, qui peut se vanter d'avoir le temps de réfléchir ?
— C'est bien vrai, dit Alan avec embarras.
— C'est ce que j'explique aux camarades.
— A l'agence ?
— Non, au Parti. Je milite à la section communiste de Pégomas, cellule Vaillant-Couturier. »
D'émotion, Alan faillit laisser tomber son verre.
« L'aliénation n'est qu'une question de langage. Aujourd'hui, être domestique a un petit côté infamant. Pourtant, le mot vient de « domus », maison. Ça les fait pouffer, l'étymologie ! Si vous les aviez vus se tordre quand je leur ai expliqué la racine de « ministre » !
— C'est quoi ? demanda Alan tout en déplorant de poser la question.