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— Minus.

— Quel rapport ?

— Qui torchait le cul du roi au grand siècle. Les minus-ministres. Pardon, monsieur, excusez-moi…

— Pas du tout ! C'est passionnant… On en apprend des choses avec vous ! »

Norbert eut un grand sourire.

« Merci, monsieur. »

Très exactement à l'aplomb de la suite d'Arnold Hackett, mais deux étages plus bas, se situait l'appartement de Cesare di Sogno. Les baies s'ouvraient sur une vaste terrasse face à la mer. Particularité de la suite : deux portes différentes avaient un accès direct sur le couloir, l'une dans le salon, l'autre dans la chambre. Cette double sortie enchantait Cesare. Il lui arrivait souvent de faire partir une fille par le salon alors qu'une autre entrait par la chambre, ou vice versa. Il se disait marié à une femme jalouse susceptible d'abattre à coups de revolver toute rivale. En fait, il n'avait été réellement marié qu'une seule fois, pendant six mois, à l'âge de vingt-deux ans : péché de jeunesse. Il se souvenait avec dégoût du deux-pièces sans lumière dans une rue sinistre de Montrouge où s'allongeait un dépôt de poids lourds. Quand les camions passaient en vrombissant sous sa fenêtre, son lit, le vieux lustre et les cloisons de papier étaient secoués d'infernales vibrations.

Son amour pour Colette n'y avait pas résisté. Pour fuir cet environnement déplorable et une épouse qui se négligeait tout en se prétendant enceinte de quelques mois, il n'avait même pas eu à faire sa valise, il n'en avait pas. Simplement, il n'était pas rentré un soir et jamais plus n'avait donné de ses nouvelles. Il n'en avait pas eu davantage de Colette. Etait-elle morte ? Avait-elle accouché ? De quoi ? Autant de questions restées sans réponse depuis vingt-cinq ans.

Il n'avait raconté cette histoire qu'à un seul de ses amis, un avocat. L'avocat lui avait affirmé que s'il ne plaisantait pas, il était toujours légalement marié. Cesare lui avait envoyé une grande claque dans le dos, accompagnée d'un clin d'œil moqueur. Depuis, il ne se hasardait plus à faire la moindre allusion à son passé fait de sandwiches, de cafés crème, de ballons de rouge et de chambres d'hôtel miteuses, de boulangères mûres rencontrées au dancing de la Coupole ou aux thés dansants du Claridge dans les années 50, à Paris. Sa belle gueule de Romain avait fait le reste. Les boulangères avaient été remplacées par des épouses d'industriels, d'hommes d'affaires, de banquiers, de ténors de la politique. Entre-temps, sa garde-robe et son compte en banque s'étaient étoffés. Aujourd'hui, Cesare avait pignon sur rue aux Champs-Élysées, quelques kilos en plus, des illusions en moins, des maîtresses à la pelle. Dans les endroits, les plus luxueux du monde, on l'appelait « Monsieur di Sogno », et il se laissait faire une douce violence lorsqu'on lui conférait le titre de marquis. En son âme et conscience, il le méritait davantage que ces petits noblaillons fin de race qui venaient lui lécher les pieds pour peu qu'ils appartinssent au conseil d'administration d'une grande firme désireuse de s'attirer ses faveurs. Car Cesare vivait désormais de la vente du vent. Le vent le portait, le gonflait, le nourrissait, lui permettant cette existence facile tissée de voyages, de palaces, de beauté, de chair fraîche, de vins fins, de nourritures rares, de complets de grands faiseurs, de voitures de luxe. Il avait compris que dans un milieu social où le moindre des besoins était comblé, la faille du désir ouvrait un champ illimité à une fringale jamais assouvie, la vanité. Pour la vanité, il y avait toujours preneur. Les médailles, les diplômes, les prix, les décorations se négociaient mieux encore que des objets de première nécessité. Vendre du vent, remuer du vent, vivre du vent… Ne représentant que lui-même, c'est-à-dire peu de chose, Cesare avait eu l'intelligence d'établir son entreprise en faisant appel à la propre vanité de ceux qui allaient la cautionner.

Première opération, l'impression d'un papier à lettres portant la mention « PRIX LEADER », dont il s'était immédiatement arrogé le titre de « secrétaire général ». En feuilletant les différents annuaires européens et américains, Cesare avait coché les noms prestigieux de ceux qui font le monde, savants, philosophes, écrivains, aristocrates au nom ronflant, auteurs de théâtre en vogue, milliardaires internationalement connus, chefs d'entreprises fameux, hommes politiques au pouvoir. A chacun, il avait adressé la missive suivante : « Voulez-vous nous faire l'honneur de faire partie du comité du « Prix Leader », destiné à récompenser chaque année la firme ou la personnalité la plus méritante et dynamique de l'année ? » Les lettres, assorties d'une foule de précisions redondantes, s'étaient envolées aux quatre coins du monde, signées de son nom accompagné de la mention de sa qualité : « Cesare di Sogno, secrétaire général du prix Leader. » A sa grande stupéfaction, sans même qu'il eût à s'octroyer le titre de marquis, Cesare avait reçu autant de réponses favorables qu'il avait envoyé de lettres. Le reste était un jeu d'enfant. Il choisit les vingt noms les plus brillants, les plus chargés de prestige, et les aligna en haut et à gauche de son nouveau papier à lettres : « Prix Leader, sous le patronage de… décerné par… secrétaire général, Cesare di Sogno. »

Sans que personne n'y trouve à redire, le prix, qui primitivement devait être annuel, était désormais attribué plusieurs fois par an, selon les besoins d'argent de Cesare. Cesare avait d'ailleurs l'habileté suprême de n'en demander jamais. Le prix Leader ne comportait aucun but lucratif. Bien entendu, il y avait les frais de secrétariat, de bureaux, de personnel, de dîners, de cocktails, de voyages, de séjours, détails laissés à la discrétion et à l'élégance des nouveaux promus. Le lauréat était convoqué dans les somptueux bureaux des Champs-Élysées, reçu par des blondes superbes au strict uniforme bleu marine sur des tapis de haute laine où s'enfonçaient ses pieds, admis enfin dans le sanctuaire raffiné du « secrétaire général » qui le recevait avec une simplicité désarmante, sous un Lautrec.

« Cher monsieur, votre compagnie a été distinguée par notre jury international comme la plus digne de recevoir le prix Leader. Toutes mes félicitations ! Acceptez-vous le prix ? »

Le futur lauréat, homme sérieux, prenait l'affaire au premier degré. P.D.G. d'un groupe bancaire, d'une compagnie aérienne, d'un consortium immobilier ou d'une chaîne de grands magasins, il acquiesçait modestement de la tête. Cesare lui assénait alors innocemment le programme des réjouissances, cocktail de cinq cents personnes, dîner aux chandelles d'une élite de personnalités et de journalistes — jamais moins de deux cents — dans les restaurants les plus prestigieux des capitales ou des lieux les plus sophistiqués de la planète. Après quoi, il se levait et tendait chaleureusement la main pour signifier que l'entretien était terminé. Abasourdi, le visiteur se laissait raccompagner à la porte. Avant de la franchir, il posait immanquablement la question suivante :

« Dois-je payer quelque chose ? »

C'est dans sa réponse que Cesare di Sogno se jugeait le plus étourdissant :

« Payer ? Mais, cher monsieur, le prix Leader n'a aucun but lucratif ! Pas un sou, rien ! C'est nous qui sommes honorés !

— Tout de même… Cinq cents invités chez Lasserre… Deux cents chez Maxim's… Un Boeing spécial pour Acapulco…

— Rien ! »

Cesare prenait un temps, esquissait une moue paternelle…

« Évidemment, notre comité a ses frais…

— Ma firme peut-elle contribuer ?

— Une voiture viendra vous chercher au Ritz, le 6, à dix-huit heures, n'oubliez pas ! Toute la presse sera là ! Contribuer ?… Vous n'y êtes absolument pas tenu !

— Je vous en prie ! Combien ?

— Cher ami, je n'en ai aucune idée. Permettez-moi en tout cas de vous remercier au nom de notre œuvre…