— Répétez-moi ça, mais plus lentement », dit Alan en se prenant la tête à deux mains.
Il se glissa à l'arrière. Norbert remit gravement sa casquette et embraya.
Quand il était au Majestic, John-John Newton, outre sa suite du sixième étage, louait en permanence un salon et une chambre au premier. La chambre était destinée à ses bonnes fortunes, le salon à ses visiteurs.
Il arrivait que les uns et les autres fissent bon ménage au cours de rencontres qui ne devaient rien au hasard.
Selon ses interlocuteurs, John-John s'arrangeait pour qu'une somptueuse créature passe la tête dans l'entrebâillement de la porte de communication. Feignant alors l'embarras, mais courtois jusqu'au bout des ongles, il présentait la fille à son client potentiel. Au bout de quelques minutes d'entretien, il prétendait avoir une communication à donner et disparaissait alors dans la chambre. Quand il en revenait en s'excusant une demi-heure plus tard, il jugeait d'un coup d'œil le succès de sa manœuvre. Trois fois sur quatre, la fille — dont il louait à prix d'or les services à une agence de call-girls — avait été « séduite » par son visiteur, enchanté de rafler la petite amie d'un homme aussi puissant et séduisant que John-John Newton. Inconsciemment, il était ainsi enclin à se montrer moins intraitable en affaires.
Comme les marchés de la Van Velde portaient sur des millions de dollars, la moindre différence dans les pourcentages équivalait à une fortune. Newton traitait indifféremment et sans intermédiaire avec les généraux d'Israël, le ministre des Affaires étrangères de l'Arabie Saoudite, les commissaires du peuple chinois et tous ceux qui avaient recours à sa firme pour équiper une armée, régulière ou non, de son appareillage électronique sophistiqué.
Deux ans plus tôt, il avait voulu diversifier ses avoirs en rachetant des affaires dans d'autres branches de l'industrie. Il s'en était ouvert à certains de ses banquiers européens et américains, les priant de lui signaler tout ce qui leur paraîtrait intéressant. L'un d'entre eux lui avait proposé quelque chose de grandiose, mais qui exigeait un doigté et une coordination parfaits. L'échec ou la réussite de l'opération ne tiendrait, le moment voulu, qu'à un fil. Bien entendu, John-John s'était posé des questions sur les motivations du banquier, et sans avoir de certitude absolue, il avait trouvé la réponse qu'il comptait mettre à profit lors du passage à l'acte. Ce qui l'amusait le plus en affaires, c'est que tout le monde cherchait à rouler l'autre. On comptait les survivants à l'arrivée.
Jusqu'à présent, il n'avait jamais osé faire le coup de la fille à celui qu'il attendait. Même en fût-il mort d'envie, l'autre était trop fin et méfiant pour tomber dans le panneau.
Deux coups furent frappés à la porte. John-John alla ouvrir. Le petit homme en blazer de cachemire noir tendit la main. John-John Newton s'en empara et la serra chaleureusement.
« Entrez, cher ami, entrez… Que désirez-vous boire ?
— Rien, merci. Je ne reste qu'une minute. On m'attend à un cocktail. »
Le visage de Newton s'éclaira d'un sourire.
« Goldman ?
— Vous le connaissez ?
— Un peu. Assez pour qu'il m'en veuille à mort.
— Une histoire de femmes ?
— Pire ! Je l'ai battu au golf en Floride.
— Gros enjeu ?
— En dehors de sa vanité, aucun. Disons tout de même que la partie lui a coûté plus de 20 millions de dollars.
— Racontez-moi ça !…
— Je vous promets de le faire un de ces jours… »
Le sourire de John-John s'effaça.
« Avez-vous des nouvelles ? Où en sommes-nous ? »
Hamilton Price-Lynch croisa les mains et articula d'une voix sereine :
« Tout va merveilleusement bien. A mon avis, l'affaire est dans la poche. »
Le temps qu'Alan trouve le mécanisme de la poignée, deux chasseurs en uniforme bleu roi lui avaient ouvert la portière. A Nice, il avait été accueilli par un sourire et une rose. A Cannes, il débarquait dans une tempête de rires dont la raison lui échappait. A travers les buis et les mimosas cernant la piscine, il voyait des centaines de jambes appartenant aux deux sexes, sans pouvoir distinguer les visages qui leur correspondaient. En tenue d'amiral de la flotte, un grand rouquin rigolard aux épaules de déménageur le lui expliqua :
« Un cocktail, monsieur. On décerne un prix. »
Alan remercia de la tête, ne sachant trop quelle attitude adopter.
« Monsieur, puis-je vous accompagner à la réception ? »
Alan suivit le groom dans le hall d'entrée pendant que, sous la direction de l'amiral, les bagagistes, aidés par Norbert, sortaient du coffre de la Rolls ses valises précieuses.
L'amiral s'appelait Serge. Depuis un quart de siècle, il était chef voiturier au Majestic. Autant dire qu'il en avait vu pas mal défiler. Il se pencha vers son neveu, un jeune homme d'une vingtaine d'années à qui il voulait inculquer les rudiments du métier.
« Ne te laisse jamais impressionner par l'équipage. Ça ne prouve rien. Ce qui compte, c'est l'allure, l'aisance, le naturel. Même dans une bagnole en or massif, un plouc reste un plouc. »
Le neveu le regarda avec dévotion.
« Celui-là, c'était pas un plouc ?
— Pas spécialement. Mais primo, voiture de louage. Secundo, les bagages sont trop neufs. Tertio, costume de confection. Quarto, il ne sait que faire de ses mains. Regarde toujours leurs mains ! S'ils ne savent pas où les fourrer, c'est qu'ils ont plus l'habitude du camping que des palaces. Ça va, Norbert ?
— Salut, Serge.
— Hein, Norbert, mon neveu, je lui disais… Qui c'est ton type ?
— Pope. Alan Pope.
— Inconnu au bataillon ! Qu'est-ce qu'il vend ?
— Sais pas. Un Américain. »
Serge se tourna vers le jeune Antoine Bezard :
« Tu vois ?… »
Il se précipita soudain au-devant d'un jeune homme au teint basané escorté d'une dizaine de personnes des deux sexes, et le salua, casquette à la main.
« Altesse… »
Il revint vers Norbert et le jeune Antoine Bezard.
« Prince Ali, le neveu de Fayçal. Il est arrivé ce matin de Londres. Il cherche une propriété. Les agents immobiliers se battent. »
Antoine Bezard attarda son regard sur la silhouette du prince, épaté par son tee-shirt délavé, ses jeans effrangés, ses vieilles espadrilles.
« On dirait un clochard », dit-il avec naïveté.
Serge lui tapota l'épaule paternellement :
« Tu oublies une chose, mon petit… La classe. La classe ! »
Marc Gohelan contempla avec irritation les amoncellements de canapés au caviar et au saumon jonchant les buffets fleuris dressés autour de la piscine par ses brigades de maîtres d'hôtel. Trois minutes suffisaient pour que plus rien n'en subsistât, à croire que les invités ne s'étaient pas nourris depuis deux jours en prévision de la manne gratuite. La veille, Gohelan avait vu à la télé un documentaire sur les ravages des sauterelles s'abattant sur une contrée d'Afrique et dévorant tout sur leur passage : il y était ! Avec effarement, il vit que les garçons s'étaient constitués en une chaîne ininterrompue se passant de main à main les bouteilles de Dom Pérignon, comme les pompiers les seaux d'eau lors d'un incendie de forêt. Mais la réception commençait à peine et rien ne semblait devoir éteindre le feu.
Il se faufila à grand-peine entre les groupes jacassants, saisi par le revers de sa veste, harponné par des doigts bagués qui se tendaient, serrant ou baisant trente mains, faisant autant de compliments sur la mine, la robe, la forme, les gains au jeu de la veille, la ligne retrouvée, la perfection d'un lifting, l'audace d'une coiffure, le hâle, les décorations nouvelles, échappant de justesse en frémissant à un trio de demoiselles anglaises du troisième âge dont la plus grande en robe violette d'évêque, éprise de lui, voulait le coucher sur son testament à défaut de pouvoir l'allonger dans son lit. La cravate en bataille, la transpiration perlant à ses tempes, il parvint enfin dans la petite salle jouxtant le bar, aménagée en PC de la fête, et se jeta sur Ettore Markovitch, son chef de la restauration.