« Banco ! »
Craignant que ses mains ne le trahissent, Alan déposa devant lui les cartes sorties du sabot. Le croupier distribua à Goldman celles qui lui revenaient.
« Carte », marmonna-t-il après les avoir regardées.
Alan lui en fit glisser une autre en tremblant, jeta un coup d'œil craintif, aux siennes. Intérieurement, il se mit à bénir les dieux.
« 9 », dit Goldman.
Le visage d'Alan s'affaissa. Un long frémissement parcourut la cohorte des spectateurs.
« 9 à la ponte », informa le croupier.
Alan retourna son jeu.
« 9 à la banque. Egalité. »
Rumeur pâmée de la foule. »
« Dernier coup de la taille ! » informa le croupier.
Alan s'épongea le front du revers de la main, fou du désir de quitter cette maudite table.
« On remet ça ? » demanda aimablement Nadia à Lou Goldman.
Avant qu'il ait eu le temps de répondre, une voix douce s'éleva :
« Monsieur Goldman, si vous voulez bien me permettre… »
Alan eut l'impression que son cœur allait exploser dans sa poitrine. Le cinglé qui avait parlé était un homme au visage fin barré d'une courte moustache noire. Goldman eut un geste de la main.
« Je vous en prie, prince… »
Double victoire : il avait arraché 1 500 000 francs au casino sur un coup de culot et publiquement, affichait un comportement de seigneur envers le prince Hadad.
« Merci », dit le prince.
Il se désintéressa de Goldman et entreprit de dévisager Nadia avec une ironie insolente. Alan eut envie de le tuer.
« Banco, dit-il sans la lâcher de l'œil.
— Donnez… », glissa Nadia à Alan.
Il tira les cartes du sabot. Le croupier transmit à Hadad celles qui lui étaient destinées. D'un signe, il indiqua qu'il n'en voulait pas d'autre. Epouvanté, Alan se risqua à regarder les siennes. Une onde d'espoir le parcourut. Il abattit.
« 8, dit le croupier. 8 à la banque ! »
Le prince fit voler les siennes négligemment.
« 7 », lança le croupier.
Il dut s'y reprendre à deux fois pour pousser devant Alan les douze plaques de 100 000 francs qui lui revenaient.
« Messieurs, la partie est terminée ! »
Tout le monde se leva. Hadad fit le tour de la table, s'inclina devant Nadia et lui dit sur un ton courtois mais avec un sourire de loup :
« Toutes mes félicitations, madame. J'espère que vous m'accorderez une revanche.
— Quand vous voudrez », rétorqua Nadia avec froideur.
A aucun moment, le prince n'avait daigné poser les yeux sur Alan. Nadia lui prit le bras :
« Venez. »
Alan eut un réflexe incontrôlé pour s'emparer de ses plaques empilées sur le tapis. Elle lui sourit.
« Nous les retrouverons. La partie recommence dans un quart d'heure. »
Elle l'entraîna vers le grill.
Dans le parking du Beach, les trois Rolls blanches étaient rangées côte à côte sur une bande de sable non loin de la mer.
« C'est quoi, ton service à l'agence ? » demanda Angelo La Stresa à Norbert.
Les trois chauffeurs avaient ôté leur casquette, dégrafé leur vareuse et enlevé leur cravate. Un groom du casino leur avait apporté une petite table roulante chargée de champagne, de saumon froid, de fromages et de glaces à la vanille.
« Je dois rester à la disposition du client, dit Norbert en poussant délicatement sur sa fourchette un morceau de saumon de la pointe de son couteau à poisson.
— Tu n'as pas d'horaire ?
— En principe, non. Je dois être toujours prêt. Tu travailles pour Price-Lynch depuis combien de temps ?
— Ham Burger ? Cinq ans.
— Il est chouette ?
— Faux jeton. Tu me passes un peu de champagne ?… Merci… C'est le genre de type qui est capable de te sourire en te fendant lentement le ventre d'un coup de rasoir.
— Déplorable, commenta Norbert.
— Le mien est pire, dit Richard Heavens. Hackett ne se marre jamais, pas un mot gentil, un remerciement, rien. Comme si j'étais un cheval.
— Et sa femme ? s'enquit Angelo.
— Pas emmerdante. Elle plane. Tu lui parles, elle te fait répéter deux fois. Ils n'ont pas dû baiser ensemble depuis trente ans. Pourtant, c'est un sacré sauteur !
— A son âge ?
— Et comment ! Le nombre de fois où je l'emmène soi-disant au bureau alors qu'il va se taper sa nana !
— Vous êtes syndiqués aux États-Unis ? demanda Norbert. Je veux dire, les gens de maison ? »
Angelo dévisagea Richard en fronçant les sourcils :
« Tu l'es, toi ?
— Je ne sais même pas s'il y a un syndicat. Un syndicat de quoi ? Pour quoi faire ? Si tu veux bosser chez les autres en Amérique, tu claques du doigt, tu as toutes les places que tu veux !
— C'est vrai, ça, approuva Angelo. Dans notre job, on est des seigneurs. C'est pas les patrons qui t'engagent, c'est toi qui les choisis.
— Pareil pour les augmentations. Pas nécessaire de les demander deux fois, tu les as tout de suite.
— Tu les demandes à Hackett ?
— Oui.
— Pas chez moi. C'est elle qui porte la culotte et qui décide. J'aime autant vous dire que Ham Burger se tient à carreau avec sa bonne femme ! Pas tendre, la mère Emily… Et radin ! Elle croit que tout le monde en veut à son fric ! Sa fille même chose, Sarah. Quand des types lui font du gringue, elle s'imagine que c'est pour son pognon. »
Norbert se leva de sa chaise.
« Vous trouvez pas ça marrant, des chaises Louis XV au milieu d'un parking ?
— Puisqu'ils n'avaient rien d'autre, dit Angelo. Du moment que je peux poser mon cul quelque part…
— Où vas-tu ? interrogea Richard.
— Je veux vous faire goûter un armagnac terrible. Je l'ai dans la voiture.
— Puisque tu es debout, et sans te commander, peux-tu prendre un peu de glace dans la mienne ?
— OK », dit Norbert.
Il farfouilla dans le bar, y trouva la vénérable bouteille. Angelo se frappa la tête.
« Hé ! et le café ?
— C'est vrai, ça, on l'avait pourtant commandé ! s'impatienta Richard.
— Qu'est-ce qu'ils sont longs, dans cette baraque ! Je vais les sonner… »
Angelo se rendit à « sa » Rolls et donna trois coups de trompe. Deux minutes plus tard, un groom arrivait, un plateau d'argent sur les bras.
« Tu en mets du temps ! reprocha Richard.
— Excusez-moi, monsieur… Nous sommes débordés.
— Débordés, débordés… » maugréa Angelo.
Il vit que Richard mettait la main à sa poche. Il s'interposa vivement.
« Non, vieux, non ! Laisse ! c'est pour moi ! »
Avec une discrétion de bon aloi, il glissa au groom un gros pourboire.
« Tiens, petit, débarrasse-nous la table », dit Richard. Il regarda Angelo et Norbert à tour de rôle.
« Vous êtes toujours d'accord pour un poker ? »
« Mario !
— Madame Fischler ?
— Confidentiellement, je peux vous dire quelque chose ?
— Mais certainement, madame Fischler ! »
Nadia plongea sa fourchette avec lassitude dans son plat de spaghetti à la tomate.
« Vos spaghetti sont dégueulasses.
— Mais madame Fischler !… Je vous les change immédiatement ! »