Mario ne cherchait jamais à comprendre pourquoi les clients étaient parfois mécontents. Cela ne venait pas de sa cuisine, mais de leur humeur, de leurs gains, de leur fatigue, de leur forme, de leurs pertes. Les joueurs étaient tous des caractériels sujets à des baisses de régime, des exaltations passagères, des caprices, des dégoûts subits. Il ne fallait pas tenter d'analyser, un psychiatre professionnel y aurait perdu ses cheveux. Il fallait suivre, ne jamais dire le contraire de ce qu'ils affirmaient, aussi énorme que ce fut, ne les contrecarrer en rien.
« Mario !
— Madame Fischler ?
— Ils sont froids.
— Vous avez tout à fait raison. Voulez-vous un peu de caviar pendant qu'on vous en prépare d'autres ?
— Je ne veux rien, Mario. Merci, merci… »
D'un geste impératif et discret, Mario fit signe de disparaître à la brigade des garçons qui entouraient la table. Lui-même s'inclina et s'éloigna. Nadia riva son regard dans celui d'Alan qui ne pipait pas.
« Vous voulez toujours des spaghetti ?
— Moi, vous savez… vraiment… hasarda-t-il.
— Oui ou non ?
— Comme vous voudrez… »
Elle se leva, jeta sa serviette sur la table.
« On change de crèmerie. Je connais une trattoria où ils sont formidables !
— A Cannes ? demanda Alan pour dire quelque chose.
— A Rome », répondit-elle.
Croyant qu'elle plaisantait, il sourit poliment.
« Mario !
— Madame Fischler ? »
Elle lui glissa dans la main une liasse de billets qu'il empocha avec dignité et rapidité.
« Téléphonez immédiatement chez Alberto, via Livornio à Rome. Dites-lui que je serai là dans moins de deux heures, deux personnes. Je veux des fettucini.
— Bien, madame Fischler.
— Appelez aussi Locajet à Nice. »
Mario consulta furtivement sa montre. Son geste n'échappa pas à Nadia.
« M'en fous, réveillez-les !
— Certainement, madame.
— Je veux un Falcon 10 pour un aller-retour. Faites ramasser mes plaques à la roulette et au chemin de fer. Prélevez dessus l'argent de la course. Mario !
— Madame ?
— Que l'avion soit prêt à décoller dans trente minutes au plus tard. »
Elle se retourna vers Alan.
« Vous avez une voiture. »
Il la dévisagea, les yeux ronds, médusé.
« Oui.
— Parfait ! On y va ! »
Elle passa son bras sous le sien et l'entraîna vers la sortie. Ils franchirent la longueur du hall au pas de chasseur.
« Content d'avoir gagné ?
— Oui, oui…
— Vous n'avez encore rien vu ! Les jours de forme, je suis capable de faire sauter leur foutue banque ! Je l'ai déjà fait ! Où est votre bagnole ? »
Un voiturier se précipita en haut des marches du perron et clama dans un amplificateur :
« La 127… La Rolls blanche…
— 127… Bon chiffre, dit Nadia avec bonne humeur… Comment le décomposez-vous ? 1 et 27 ou 12 et 7 ? »
La Rolls arriva sur les chapeaux de roues et s'arrêta devant les marches après un virage de Grand Prix. Deux valets ouvrirent les portières avant que Norbert ait pu quitter son siège. Nadia s'installa sur les coussins.
« Recapotez, je n'aime pas le vent. A l'aéroport de Nice, et au galop !
— Bien, madame », dit Norbert en recapotant.
Il démarra.
« L'autoroute ou le littoral ?
— Littoral, jeta Nadia. A cette heure-ci… »
Elle reprit le bras d'Alan et appuya son épaule contre la sienne.
« Maintenant, j'ai réellement faim. Vous connaissez Alberto ?
— Non.
— Et Rome ?
— Non plus. »
Elle pouffa et se serra davantage contre lui.
« Qu'est-ce que vous faites, à New York ?
— Des affaires… avança prudemment Alan.
— Immobilier ? Bourse ? Industrie ? Finance ?
— Un mélange…
— Vous avez l'air un peu triste ? Fatigué ?
— Non, non… Enfin… Je suis arrivé aujourd'hui. Je n'ai pas dormi depuis vingt heures.
— Savez-vous combien de temps je peux rester sans dormir ?
— Combien ?
— Mon maximum a été de soixante-douze heures. Ici, au Beach. Quelle partie !
— Vous avez gagné ?
— Tout perdu ! Ratissée ! Vous connaissez les gens qu'on a plumés ce soir à notre table ?
— Non.
— Les deux radins du premier banco, Arnold Hackett et Hamilton Price-Lynch.
— Hackett ? demanda innocemment Alan.
— Hackett, de la Hackett Chemical Investment. 500 millions de dollars de chiffre d'affaires. Près de soixante-quinze ans aux cerises. Et l'autre avec lui, avec ses airs de fouine… ils ont joué contre nous. Hamilton Price-Lynch, surnommé Ham Burger. Il a épousé Emily Burger, la veuve de Franck Burger III. »
Bien que la voiture fut capotée, Alan sentit ses cheveux se dresser sur la tête.
« Burger ?… La banque ? demanda-t-il en prenant instinctivement son pouls pour en compter les battements.
— Oui. Burger Trust Limited. Des voleurs !
— Vous êtes une de leurs clientes ?
— Tôt ou tard, j'ai été, je suis ou je serai cliente de toutes les banques de la planète. Par amants interposés ! »
Elle éclata de rire, se pencha vers son oreille et désigna la nuque de Norbert.
« Comment il s'appelle, votre zouave ?
— Norbert. »
Elle lui donna une tape sur l'épaule.
« Hé ! Norbert, du nerf, plus vite. Les spaghetti vont refroidir ! »
La voiture fit un bond en avant. Alan se cala sur son siège, n'arrivant pas à croire que ses deux adversaires malheureux au chemin de fer aient pu être son grand patron et le propriétaire de sa propre banque.
« Le gros, avec le cigare, c'était Lou Goldman, le producteur. Le dernier, vous ne le connaissez pas non plus ? L'Arabe ?… Prince Hadad. Si ça l'amuse, il peut acheter le casino, la ville de Cannes, la Côte d'Azur et la France entière. On a calculé que ses revenus étaient de 10 000 dollars par minute ! Vous savez combien il y a de minutes dans une journée ? 1 440. Faites le compte ! 14 400 000 dollars par jour ! Qu'est-ce que vous feriez, vous, avez 14 440 000 dollars par jour ?
— Je ne sais pas », dit Alan.
Nadia se pencha vers lui et effleura son front d'un baiser.
« Je vais vous le dire. Exactement ce que vous faites en ce moment. Inviter une jolie femme à Rome pour un plat de fettucini ! »
Sur la droite, la mer, dont le ressac feutré parvenait à Alan malgré la vitesse. A gauche, une succession de bars, de cafés, de restaurants, d'où s'échappaient des bouffées de musique. Un peu plus loin Norbert s'engagea sur la bretelle conduisant à l'aéroport. Un homme les y attendait, dont l'uniforme bleu agrémenté d'une casquette s'ornait du sigle de la compagnie Locajet.
Il salua Nadia et Alan.
« L'appareil est prêt.
— Dois-je vous attendre, monsieur ? demanda Norbert à Alan.
— Non, merci, dit Alan.
— Bien sûr que si ! trancha Nadia. Nous en avons pour trois heures à peine. Faites un somme dans la voiture ! »
Escortés par l'employé de l'agence, ils traversèrent l'aéroport désert, montèrent dans une voiture qui les emmena au bout de la piste. Alan vit l'avion, un jet d'affaires imposant. Nadia s'y engouffra en riant, aidée par un type qui se présenta comme le radio du bord. Grimpant les marches derrière elle, Alan admira la finesse de ses chevilles, éprouvant l'envie brutale de les enserrer dans l'arceau formé par son pouce et son index.