Le radio verrouilla la porte derrière eux.
« Décollage immédiat. Si vous voulez bien attacher vos ceintures… »
Il leur sourit et disparut dans le poste de pilotage. La cabine contenait cinq larges sièges. Nadia s'installa auprès d'un hublot, baissa le dossier du siège avant et y allongea ses jambes. Alan l'imita, troublé de se retrouver seul avec elle. Elle allongea le bras, éteignit le plafonnier. Durant quelques secondes, Alan ne perçut d'elle que les effluves de son parfum. Puis, ses yeux s'accommodèrent. Malgré l'obscurité, il vit son profil parfait se détacher sur le halo vaguement lumineux qui provenait du hublot. Elle lui prit la main.
« Ça va ? »
Il lui pressa doucement le bout des doigts.
« Ça va », dit-il en poussant un soupir.
Les réacteurs de l'avion se mirent à miauler.
CHAPITRE 15
« Arnold, vous avez perdu ! dit Emily Price-Lynch avec un enjouement qu'elle était loin de ressentir.
— Un peu, c'est vrai, et j'ai horreur de ça… » confessa Hackett.
Emily dévisagea son mari avec fixité sans se départir de son sourire :
« Tu as joué aussi, chéri ? »
Ham Burger se ratatina sur sa chaise et lança d'un ton badin :
« Deux ou trois petits coups seulement. Pour tenir compagnie à Arnold. »
Emily détestait le voir s'approcher d'un tapis vert. A défaut de pouvoir lui interdire l'entrée du casino, elle lui menait une guerre perverse pour l'empêcher de jouer.
« Qu'appelles-tu un petit coup ? »
Hamilton avait fait promettre à Hackett de ne rien dire sur leur banco commun contre Nadia Fischler.
« Sans importance, dit-il avec jovialité. Quelques plaques…
— J'étais là », dit Sarah sans lever le nez de son verre.
Il lui était délicieux de pouvoir plonger son beau-père dans l'embarras. Hamilton savait qu'elle mouchardait à Emily le moindre de ses faits et gestes.
« Au fait, ajouta-t-elle sur un ton badin, qui était le gigolo qui jouait contre vous avec Nadia Fischler ?
— Gigolo ? Les gigolos sont interdits de séjour chez moi ! » intervint Gil Houdin en riant.
Il baisa galamment la main de Victoria Hackett et d'Emily Price-Lynch, tapota affectueusement la nuque de Sarah et claqua des doigts pour attirer l'attention de Mario.
« Champagne !
— Asseyez-vous, Gil, asseyez-vous… » dit Hackett.
Houdin s'installa.
« Maintenant, Sarah, racontez-moi tout !
— Je parlais du type avec Nadia. A eux deux, ils ont plumé au baccara ce pauvre Hamilton et ce malheureux Arnold !
— Malheureux au jeu… » dit Arnold qui n'en ratait pas une.
Sarah avait repéré Alan dès la première seconde. Son teint pâle et sa visible absence d'assurance l'avaient attirée. Elle ne se sentait à l'aise qu'avec les hommes qu'elle pensait pouvoir dominer. Elle faisait de son mieux pour briser les autres, marchant en cela sur les traces de maman.
« Je me demande comment s'y prend cette putain pour jouer avec l'argent des autres… » lança Emily dans un sourire carnassier.
Victoria Hackett gloussa. Elle aurait payé cher pour être « capable de sortir une phrase aussi étincelante. Houdin n'ignorait pas qu'Emily était au courant de ses relations amicales avec Nadia. Peut-être même savait-elle qu'ils avaient couché ensemble jadis ? Mais qui n'avait pas couché avec Nadia ? Ce n'était pas méchant : Emily avait simplement voulu le blesser. Il se contenterait de l'égratigner :
« Elle plaît, chère Emily. Elle a la propriété animale d'attirer les mâles.
— Disons un certain type de mâles, le coupa Emily en pinçant involontairement les lèvres.
— Arnold, demanda Victoria avec un superbe sérieux, est-ce vrai que les hommes sont attirés par les femmes faciles ?
— Allons donc, dit Gil avec gravité, seule la vertu a sa séduction, chère Victoria. »
Il surprit le regard sans tendresse que lui jetait Emily Price-Lynch. Il sut qu'il l'avait touchée.
Ils avaient traversé Rome endormie dans une voiture que Alberto leur avait envoyée à Fiumicino. La Via Livornio était totalement déserte. Plus une lumière, pas un passant. Seulement les lampions du restaurant qui clignotaient. Alberto les attendait sur le pas de la porte.
« Nadia ! Come va ? »
Elle se jeta dans ses bras.
« Alberto, vieille crapule ! Tu me manquais !
— Toi aussi, Nadia, toi aussi ! Tu vas déguster les meilleurs fettucini que tu aies jamais mangés de ta vie !
— Alberto, Alan Pope. Alberto. »
Alberto serra la main d'Alan comme s'il avait été son meilleur ami. Des yeux, il fit le tour du restaurant vide. Dans un coin, une table à la nappe blanche ornée d'un bouquet de roses et éclairée par trois chandelles. Deux garçons se précipitèrent pour avancer les sièges.
« Je les ai réveillés pour vous ! » dit Alberto.
Il se retourna vers Alan :
« A Rome, n'importe qui est prêt à se relever la nuit pour Nadia. Vous avez de la chance, Signor ! »
Il fit couler dans leurs verres un vin léger et frais. Un chant s'éleva, scandé par les notes d'une guitare. Avec stupéfaction, Alan découvrit le musicien.
« C'est Enrico, dit Alberto à Nadia. Je l'ai fait venir pour toi. Je sais que tu aimes ses chansons ! »
Il s'empara de la main de Nadia, la baisa avec ferveur.
« Nadia ! Cara mia !… Je vous sers tout de suite ! »
Il se rua dans la cuisine. Eberlué, Alan dévisagea Nadia. Elle lui prit gentiment la main.
« Faim ?
— Je ne sais plus. »
Pendant le voyage, le radio était venu leur ouvrir une bouteille de champagne. Ils avaient trinqué à Cannes, à Rome, à l'Amérique, aux casinos. Alan l'avait maudit. Il aurait préféré rester seul avec elle. Peut-être qu'au retour ?…
« Vous êtes bien ? dit Nadia.
— Très.
— C'est un endroit qui me plaît, je m'y sens chez moi. Qu'est-ce que vous aimez dans la vie ?
— La vie.
— Quoi d'autre ?
— Etre libre.
— Vous l'êtes ?
— Non. »
Elle pouffa.
« Vous avez la tête d'un petit garçon qui aurait dévalisé une banque. Vous en avez réellement dévalisé une ?
— Je suis trop maladroit. On m'aurait déjà pris.
— Marié ?
— Je l'ai été.
— Moi aussi. Plusieurs fois.
— Moralité ?
— Il est aussi impossible de vivre seul que de vivre à deux.
— Conclusion ?
— Changer de partenaire comme on change de brosse à dents. Ça évite la solitude et on n'a pas le temps de se fatiguer.
— Fettucini ! » hurla Alberto en amenant lui-même son plat dans une grande envolée de moustaches.
Il houspilla les garçons.
« Assiettes chaudes ! Vite ! Subito ! Et les verres ? Ils n'ont rien dans leurs verres ! Qu'est-ce que vous attendez ? »
Il virevolta dans toutes les directions, magicien d'une fête étrange que Alan jugeait tout à fait irréelle. Il leva son verre en direction de Nadia et but une grande gorgée de vin : au moins, une fois dans sa vie, aurait-il connu quelque chose de fou.
« Mangez, je vous supplie, ça va être froid ! Costa ! Une autre bouteille ! Nadia, c'est bon ?
— Hum… dit Nadia, la bouche pleine.
— Signor ? »