Alan approuva vigoureusement de la tête. Il n'avait pas faim. La présence de Nadia lui coupait les jambes et l'appétit.
« Racontez-moi, Alan, cette banque ?… » glissa-t-elle entre deux bouchées.
Sa fourchette était à mi-chemin de la table et de sa bouche. Il suspendit son geste.
« Quelle banque ?
— Vous savez bien… Celle que vous avez dévalisée ? »
Entre le passage devant le physionomiste et l'arrivée au comptoir derrière lequel trônait la dame du téléphone, Hamilton Price-Lynch se retourna à deux reprises : Emily ou Sarah pouvaient parfaitement le suivre pour l'espionner. Il avait demandé à Emily la permission d'aller « se laver les mains ».
« Mademoiselle, combien de temps pour avoir New York ?
— Instantané, monsieur, c'est en direct. »
Il griffonna son numéro sur un morceau de papier.
« Quelle cabine ?
— La 1. Vous l'entendrez sonner. »
Pour ne pas avoir à saluer d'éventuelles connaissances, Ham Burger feignit de s'absorber dans la contemplation de vitrines renfermant les collections des plus grands joailliers. Le hall était bourré de monde, une incessante allée et venue entre ceux qui partaient — perdants en général — et les autres, pleins d'espoir, et farcis de jetons et d'illusions, montant à l'attaque du casino comme ils seraient partis à la conquête de Fort Knox. La nuit reconnaîtrait les siens…
« Monsieur, vous avez New York en ligne ! »
Hamilton se rua dans la cabine et décrocha.
« Hamilton Price-Lynch à l'appareil, lança-t-il de sa voix sèche et autoritaire de banquier. Qui parle ?
— Le standard, monsieur. »
Il regarda sa montre : une heure du matin.
« Abel Fischmayer est-il encore dans son bureau ?
— Je vais voir, monsieur. »
Grésillements… La grosse voix de Fischmayer.
« Oui ? Qui est là ?
— Bonjour, Abel. Hamilton !
— Monsieur Price-Lynch ! D'où appelez-vous ?
— Abel, j'ai un truc à vous demander… Avons-nous pour client un certain Alan Pope ?
— Alan Pope ? C'est vraiment une coïncidence étonnante monsieur Price-Lynch ! Gil Houdin m'a justement téléphoné de Cannes il y a une heure pour savoir s'il était solvable ! Et j'ai parlé de Pope hier matin encore avec Vlinsky !
— Pourquoi, Abel ? Qu'est-ce qu'il a de spécial ?
— Cet idiot de Vlinsky avait fait une boulette ! Il l'avait collé sur la liste des découverts !
— Il ne l'est pas ?
— Il a chez nous un dépôt d'un million et demi de dollars… enfin, dans ces eaux-là.
— Vraiment ?
— Vraiment, je m'en souviens très bien.
— Depuis quand, Abel ?
Voulez-vous que je vérifie ?
— Quelque chose qui ne va pas, monsieur Price-Lynch ?
— Non, non… Je veux le tuyau pour un ami.
— J'y vais tout de suite.
— Une seconde, Abel ! Je dîne avec des amis, je suis obligé de raccrocher. Regardez son dossier et notez-moi tout, le montant de son avoir, sa provenance, les mouvements… Vous n'êtes pas fâché d'attendre que je vous rappelle ?
— Mais pas du tout ! tonna Fischmayer d'une voix chaleureuse. Absolument pas, monsieur Price-Lynch !
— Avant une heure, ça va ?
— Parfaitement ! Parfaitement !
— Merci encore, Abel, et excusez-moi. Vous avez bien noté le nom ?
— Pope ! Alan Pope !
— C'est ça, Abel. A tout à l'heure…
— A tout à l'heure, monsieur Price-Lynch ! »
Perplexe, Ham Burger ressortit de la cabine. Il était impossible qu'il ne connût pas le nom d'un client pesant plus d'un million de dollars.
Ou alors, c'est qu'il baissait.
L'avion décolla dans un rugissement, prit de la hauteur, amorça un cercle sur la droite et garda le cap. Par le hublot, Alan vit scintiller les lumières de Rome. Il se cala profondément sur son siège, renonçant à se ravager par des questions sans réponse, des angoisses qui ne changeraient rien à l'ordre des événements. En quittant le restaurant, Nadia avait mis une poignée de billets dans la main d'Alberto. Sans compter. Au Palm Beach, elle avait eu le même geste pour le directeur du grill.
« Nadia ?
— Oui ? »
La cabine était plongée dans l'obscurité. Nadia avait dit au radio de ne pas les déranger.
« Vous vivez toujours comme ça ?
— Comme ça ?
— Je veux dire, à cent à l'heure.
— Toujours.
— Vous n'avez jamais peur ?
— De quoi ? »
Il ne trouva rien à répondre. Il n'avait jamais rencontré de femme aussi belle. Il n'en avait jamais connu d'aussi détraquée. Les contingences matérielles semblaient lui échapper complètement. L'argent était sans valeur, les normes n'existaient pas, elle vivait dans l'excès comme d'autres dans la médiocrité. Une petite voix lui dit que son extravagant coup de chance au casino serait sans lendemain. Il avait désormais la possibilité de faire machine arrière, de prévenir la banque qu'elle avait fait une erreur, de lui rendre l'argent indûment perçu, de s'engouffrer dans le premier avion pour New York, riche de la moitié des gains encaissés au baccara : près de 300 000 dollars pour sa seule part !
Trois jours plus tôt, il n'aurait même pas osé rêver qu'une telle fortune pût lui échoir. Tout était clair : dès son arrivée à Cannes, il allait passer au Casino, récupérer son chèque, rafler son capital, quitter ce dangereux pays de fous et ramener le compteur à zéro. Il poussa un soupir de soulagement.
Nadia passa brusquement la main dans l'échancrure de sa chemise.
« Tu sais pourquoi tu me plais ? »
Il eut l'impression qu'on venait de lui brancher le corps sur un courant à haut voltage. Elle se rapprocha et lui souffla pratiquement dans la bouche :
« Sous tes dehors de play-boy timide, tu es un paysan. J'aime les paysans. Moi aussi, je suis une paysanne. Je te plais ?
— Beaucoup », coassa Alan totalement paralysé.
L'avion glissait dans le ciel d'un noir d'encre à 8 000 mètres d'altitude. Infiniment loin, sur la terre, il apercevait des myriades de poussières lumineuses. Et là, très près, tout contre lui, le parfum de Nadia, sa voix rauque. Il eut envie de remercier quelqu'un ou quelque chose pour cet instant parfait. Inondé de tendresse, de douceur, il voulut la prendre dans ses bras. Elle l'arrêta dans son mouvement et demanda d'une voix haletante :
« Tu as envie de moi ?
— Tellement, Nadia, tellement…
— Alors, qu'est-ce que tu attends pour me baiser ? »
Sidéré, il la vit retrousser sa robe et détourna les yeux de l'éclair de ses cuisses blanches.
« Tiens, regarde !… »
Elle écarta les pans de son corsage, en fit jaillir le globe de ses seins.
« Baise-moi, salaud, baise-moi ! »
Il resta immobile comme si on lui avait coulé du plomb froid dans les veines. Elle lova sa tête entre ses jambes, défit sa ceinture, déboutonna son pantalon, le fit glisser le long de ses cuisses, saisit son membre entre ses lèvres et le lécha avec fureur tout en se caressant frénétiquement. Alan était glacé, son corps avait du mal à répondre à ses caresses. Il n'avait pas imaginé que les choses se passeraient de cette façon. Il fit un violent effort pour ne plus penser, pour chasser ce froid. Avec colère, il se dégagea soudain, lui emprisonna les deux poignets dans la main gauche, la renversa sur le siège, se mit à genoux entre ses cuisses et la pénétra sauvagement. Au moment d'exploser, il observa le visage qu'éclairait un rayon de lune. Il était crispé, durci, avec quelque chose de désespéré dans la commissure des lèvres, des yeux grands ouverts, dilatés sur un point imaginaire qui se déroberait toujours pour elle. Jusqu'à sa dernière seconde de conscience, il le guetta intensément pour y voir naître l'expression de jouissance qui le transfigurait quand elle jouait. Mais il n'y vit rien de tel. Il sut alors que Nadia Fischler n'avait qu'une façon de jouir : jouer.