« Fais ce que je te dis ! ordonna Nadia. Il est d'accord ! »
Nouvelle interrogation muette du caissier.
« Merci ! dit Nadia à Alan qui restait planté la bouche ouverte. Giovanni ! »
Ferrero poussa un soupir et étala les plaques sur le comptoir. Nadia s'en empara sans plus s'occuper d'Alan et se rendit à la table à petits pas raides. Ferrero tourna le dos à Alan qui visa la chaise la plus proche et s'y effondra. Il chercha vainement de l'air. Il étouffait. Il maudit sa faiblesse. Dans un brouillard ouaté, il entendit prononcer à haute voix le mot « Cartes ! » Paralysé d’angoisse, il ferma les yeux et adressa au ciel une prière muette. Il repoussa l'image de Bannister qui l'assaillait : si le malheureux Sammy avait assisté à ce qui se passait, il serait mort sur-le-champ !
La duchesse de Saran ne s'exposait qu'au soleil matinal, et encore, le corps protégé par des voiles transparents. Dès l'ouverture du Palm Beach, son chauffeur la déposait devant l'entrée de la piscine qui s'ouvrait sur la mer. Elle réservait pour la saison l'une des cabanes privées — une vingtaine en tout — qui surplombaient la plage et préservaient leurs occupants des regards indiscrets des autres baigneurs. On pouvait tout faire dans les cabanes. Manger, boire, être complètement nu, se doucher au jet, faire l'amour ou la sieste.
Le duc, son mari, ne venait habituellement la rejoindre que vers midi. Tôt le matin, l'endroit lui appartenait. Les maîtres nageurs installaient les lits de camp que les clients se disputeraient quelques heures plus tard à grands coups de pourboires. Mandy avait essayé deux ou trois de ces athlètes, pour voir, mais n'avait pas jugé leurs performances dignes de leur plastique hérissée de muscles. En outre, ils étaient trop sains pour son goût, hâlés et costauds, simples et robustes dans les étreintes, dépourvus d'imagination.
Son sac de plage balancé à bout de bras, le visage protégé par un immense chapeau de paille noir, les yeux recouverts de lunettes noires, ses voiles blancs flottant autour de son corps mince à la peau délicate, elle émergea des cabines souterraines, et longea le bar pour se rendre à sa cabane.
C'est alors qu'elle vit sortir du restaurant désert séparant la piscine des salles de jeux un jeune homme au visage défait, à la barbe naissante, aux yeux clignotant sous la lumière trop vive du soleil déjà haut. Elle s'arrêta, fascinée. Le type puait la nuit. Probablement un cinglé qui émergeait du tout-va après une nuit d'insomnie. Il avait l'air vidé, son visage se marquait d'ombres.
« Monsieur !… »
Alan eut un regard circulaire pour voir si c'était bien à lui qu'on adressait la parole. Il titubait de fatigue, cherchant désespérément à comprendre comment Nadia, non seulement avait perdu l'argent gagné la veille, mais encore, l'avait convaincu de lui avancer les 200 000 dollars en traveller's chèques confiés au coffre du Majestic. Sans parler de son crédit de 500 000 dollars qui s'était volatilisé en un seul banco. Elle n'avait dit la vérité que sur un point : « Je jouerai trois coups, trois coups seulement ! » Trois coups perdants qui le condamnaient à mort.
« Pouvez-vous me rendre un service ? »
Il la regarda sans répondre, les bras ballants, tordu d'angoisse, ébloui par le soleil. A l'intérieur du casino, la partie continuait. Nadia ne l'avait même pas vu s'en aller. En passant dans le hall, il avait vu à travers un rideau entrouvert l'étincellement d'une eau verte et moirée. Il s'était glissé dans l'entrebâillement d'une baie vitrée, avait traversé l'immense salle où avaient lieu les galas les jours de pluie ou de mistral. A sa droite, une vaste estrade sur laquelle reposaient des instruments de musique. A gauche, la salle noyée de soleil, jalonnée de tables et de centaines de chaises. Devant lui, la piscine. Plus loin, la mer et le ciel, striés verticalement par les mâts des bateaux. Et cette grande femme pâle sans visage, enveloppée de voiles transparents…
« Suivez-moi, ce n'est pas loin. »
Abruti de fatigue, incapable de réfléchir, il lui emboîta le pas. Une seule idée en tête : plonger dans cette eau fraîche, s'y enfouir, se laisser porter par elle à l'infini, s'y laver, s'y noyer. Il observa machinalement la démarche dansante et souple de l'inconnue.
« C'est ici… »
Il pénétra dans une cabane à ciel ouvert aux parois de paille. Deux lits de camp, une table, deux chaises, une douche, un parasol. Mandy déposa son sac de plage par terre, s'accroupit et en ramena un flacon d'huile solaire. Alan la regardait faire, vaguement intrigué. Il la vit faire voler ses voiles par-dessus sa tête et s'aperçut avec stupeur que son corps était recouvert d'ecchymoses bleuâtres. Elle surprit son regard mais ne jugea pas utile de lui expliquer qu'il s'agissait d'un souvenir laissé sur la peau par un plombier. Elle lui tendit le flacon. Il s'en empara. Elle s'allongea à plat ventre sur un des lits, dégrafa son soutien-gorge, fit glisser son slip le long de ses cuisses sans enlever ni son chapeau ni ses lunettes. Il ne connaissait pas son nom. Jusqu'à présent, il n'avait même pas ouvert la bouche. Il se borna à constater qu'elle était nue. Sans penser plus loin.
« Faites couler l'huile sur mon dos. »
Il déboucha le flacon, le pencha avec tant de maladresse que la moitié du liquide se répandit dans le creux de ses reins.
« Massez-moi… »
Il entreprit de lui pétrir la peau du bout des doigts pour étaler l'huile.
« Plus fort. »
Les mains gluantes, il eut le mauvais réflexe de desserrer le nœud de sa cravate. Sa chemise fut instantanément souillée.
« Plus fort ! N'ayez pas peur de me faire mal ! »
Elle se cambrait maintenant, se tortillait, s'agrippait aux montants du lit, émettant un gémissement sourd et continu comme une plainte de bête. Du fond de sa fatigue, Alan sentit monter en lui un jet de chaleur bouillonnante. Ses mains glissaient le long de ses cuisses visqueuses d'huile brune. Elle se retourna soudain, s'assit jambes écartées, enlaça son ventre, lui prit le flacon des mains et fit couler le reste de l'huile dans l’échancrure de sa chemise. Alan se sentit inondé. Elle serra plus fort sa tête contre son ventre, explora son corps, fit aller et venir sa longue main aux doigts nerveux sur les replis les plus secrets de sa peau.
Alan braqua ses yeux droit dans le soleil, tout devint noir. Haletant, il s'abattit sur le lit, la tête vide. Il décrocha un slip de bain qui séchait, arracha ses vêtements entièrement maculés d'huile, enfila le slip et se précipita hors de la cabine sans la regarder. Il courut comme un fou, dévala un escalier de bois, longea un terrain de volley, jouissant de la sensation animale que lui procurait le contact de ses pieds nus s'enfonçant dans le sable brûlant. Il entra dans la mer comme une bombe et s'y anéantit.
CHAPITRE 17
Impossible de dormir. A trois heures du matin, Samuel Bannister était toujours prostré dans le fauteuil du salon, bourrelé de remords et d'incertitudes. Après son entrevue avec Cornélius Grant, il était certain désormais que les choses allaient mal tourner. Sur un coup de dépit contre la Hackett, il avait envoyé son ami à l'abattoir. Il se versa un verre de whisky, le cinquième, se posant mentalement la même question sans réponse : comment tirer son épingle du jeu, se sortir de ce merdier ? Comment revenir en arrière ? Peut-être qu'en empruntant de l'argent, pourrait-il limiter les dégâts, couvrir les dépenses déjà engagées, aller voir Murray, tenter de le fléchir pour qu'il ne porte pas plainte ?
« Samuel… »
Bannister fit un tel bond qu'il se renversa la moitié de son whisky sur les genoux. La voix de Christel était si douce… Il fut instantanément en alerte. Depuis le soir où il l'avait envoyée promener, ils n'avaient échangé que deux phrases. Lui :