« Je te quitte. »
Elle :
« Va au diable ! »
Il avait couché dans la chambre d'amis, lui abandonnant le lit conjugal. Elle ne s'était pas hasardée à lui poser la moindre question. Ils prenaient leurs repas du soir en commun, n'ouvrant la bouche que pour avaler les plats qu'elle avait préparés.
Elle s'installa avec hésitation dans le fauteuil qui faisait face à son mari. En d'autres circonstances, elle se serait déchaînée en le trouvant hors du lit à trois heures du matin. Elle se contenta de répéter son nom.
« Samuel…
— Oui ?
— Depuis combien d'années sommes-nous mariés ?
— Je ne sais plus… Vingt-cinq ?… Vingt-six ?…
— Vingt-cinq. Je voulais te dire… »
Elle se mordilla les lèvres et lui murmura sans le regarder :
« Je suis désolée pour l'autre soir… Désolée… Tu te préoccupais pour Pope… J'étais énervée… »
Il lui jeta un regard aigu pour savoir si ce ton inhabituel ne cachait pas un piège, une relance de la bagarre.
« Oh ! ça ne fait rien…
— Si, si, j'ai eu tort ! J'aurais dû t'épauler, te soutenir… Au lieu de ça…
— Ça ne fait rien, Christel, n'en parlons plus… »
Voilà maintenant qu'il se sentait fondre !
« Tu n'as pas sommeil ?
— Non. Je réfléchissais.
— Tu veux toujours partir ?
— Non. »
Il avait juré à Alan de le rejoindre. Non seulement, il ne le ferait pas, mais il était contraint de lui demander de rentrer. Leur mirifique aventure aurait eu lieu dans leur tête.
« On l'a foutu dehors, tu comprends…
— Je comprends. »
Alors, le plus naturellement du monde, il s'entendit lui dire ce qu'il n'aurait jamais voulu qu'elle apprenne :
« Il faut que tu saches, Christel. Moi aussi, la Hackett vient de me mettre à la porte. »
Alan sortit de l'eau, fit quelques pas sur le sable et tira la chaînette qui actionnait une douche. Le jet dur et glacé lui coupa le souffle. Il se força à rester dessous durant de longues minutes. Il avait nagé très loin au large. La mer avait chassé les miasmes de la nuit. Malheureusement, il avait maintenant les idées assez claires pour comprendre dans quel inextricable pétrin il s'était fourré. Comment annoncer le désastre à Bannister ? Il frissonna, avisa un garçon de bain et lui demanda une cabane.
« Impossible, monsieur. Elle sont toutes occupées. »
Alan le regarda avec méfiance.
« Il n'est que 10 heures. Les clients ne sont pas encore arrivés. Ils les retiennent d'une année sur l'autre. Voulez-vous que je vous installe un lit au bord de la piscine ? »
Il ne voulait pas rentrer à l'hôtel. La nuit artificielle de sa chambre lui rappellerait trop les dernières heures qu'il venait de vivre. Dormir d'abord un peu au soleil, envisager ensuite s'il devait se rendre à la police. Avec le décalage horaire, il ne pourrait pas joindre Sammy avant quatre heures de l'après-midi. Il décida de s'accorder ce sursis. Ses yeux rougis par l'insomnie et le sel lui faisaient mal. Il s'enfonça dans les sous-sols des vestiaires. A la caisse, où trônait une jeune femme blonde, il choisit sur un présentoir une paire de lunettes noires et un maillot de bain bleu marine.
« Quel numéro de cabine, monsieur ?
— Je n'en ai pas. »
Elle eut un air embarrassé.
« Ça ne fait rien. Vous me paierez quand vous partirez. 280 francs.
— Écoutez… » commença-t-il pour masquer sa confusion.
Il avait tellement perdu au casino qu'il refusait, inconsciemment, de payer ses lunettes !
« Je m'appelle Alan Pope. Mon chauffeur va venir vous régler. »
Il ressortit dans la lumière du soleil. Il lui restait quelques billets dans la poche de son pantalon. Mais son pantalon, comme le reste de ses vêtements maculés d'huile, était toujours dans la cabane de l'hystérique qui venait de le violer. Il préféra renoncer à son argent plutôt que l'affronter de nouveau. Par souci d'honnêteté, il voulut lui rendre le maillot de bain qu'il lui avait emprunté. Il redescendit dans les vestiaires, ôta le maillot mouillé, enfila le neuf et remonta vers la piscine.
« Votre lit, monsieur. »
Le garçon lui tendit une serviette.
« Vous voulez un parasol ?
— Non, merci, non… Dites-moi, j'ai une voiture au-dehors. Pourriez-vous demander à mon chauffeur de me rejoindre ?
— Certainement ! Quelle marque ?
— Rolls blanche décapotable, dit-il avec gêne. Il s'appelle Norbert.
— J'y vais !
— Pourrais-je avoir aussi du café fort et quelque chose à manger ?
— Bien sûr ! Qu'est-ce qui vous ferait plaisir ?
— Des œufs, du jambon, un peu de vin rouge…
— Tout de suite ! »
Il reprit le maillot mouillé et se dirigea vers les cabanes : elles se ressemblaient toutes. Il se souvint alors que chacune d'elles étaient surmontée d'un mât auquel s'accrochaient des drapeaux de nationalités différentes. Au-dessus de la sienne, il avait repéré la croix blanche sur fond rouge de la Suisse. Il s'en approcha doucement, lança le maillot par-dessus la paroi de roseaux et revint en courant se jeter sur son lit.
Le prince Hadad louait trois suites à l'année au Majestic. En saison, dix-huit, réparties sur plusieurs étages, de façon à ce que ne se croisent pas les différentes castes sociales que ses affaires ou son bon plaisir l'amenaient à fréquenter. Ce délicat travail de ségrégation incombait à Khalil, son secrétaire privé. Tour à tour rabatteur, conseiller particulier, ambassadeur extraordinaire, Khalil avait pour tâche principale de deviner les désirs de son maître avant même qu'il les eût exprimés. Il s'agissait de prévoir et de faire en sorte que ces prévisions pussent se matérialiser selon les caprices du prince. Ainsi, cinq appartements du quatrième étage étaient réservés pour les invités de passage. Autant appeler les choses par leur nom, des putains de luxe payées à prix d'or qui auraient pu en remontrer pour la classe, la bonne éducation et la discrétion, à l'épouse d'un ministre plénipotentiaire. On les payait uniquement pour rester là et attendre. Hadad, dont les parties se prolongeaient parfois jusqu'à midi, avait souvent une petite faim avant de s'endormir.
Le cinquième étage était réservé à la dernière de ses femmes légitimes, ses trois enfants, une troupe de nurses et de précepteurs. Au septième, les appartements du prince dont une partie était réservée à Khalil et à Gonzalez, son coiffeur privé. Gonzalez assurait une présence permanente de vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Porté sur les nourritures fines, il avait droit à une note de frais illimitée. Il passait ses journées à se dorer au soleil, manger, se gorger de grands vins, regarder la télévision, coiffer la princesse Aïcha, épouse du prince, faire rire les enfants, polir les ongles de Khalil ou exécuter un brushing à l'une des putains si elle lui était particulièrement sympathique. Hadad, paresseux et peu porté sur les expériences négatives, priait souvent Khalil de les essayer pour lui, ce dont le secrétaire ne se privait pas.
Tous les avantages dont il jouissait avaient évidemment leur contrepartie. Le prince ne tolérait pas que quiconque de ses gens ne fût pas à sa disposition au moment de son retour du casino. Khalil regarda sa montre : neuf heures du matin. Il étouffa un bâillement et s'adressa aux quatre filles qui somnolaient sur des divans.
« Vous feriez mieux de vous tenir prêtes. Le prince ne va plus tarder.
Il avait attribué une note à trois d'entre elles. 12 à la Finlandaise, 14 à l'Allemande, 13 à la Française. Malgré son sens du devoir, il n'avait pas testé la quatrième dont les mélanges de sang qu'elle avait avoués l'avaient empêché de lui donner une nationalité bien définie. Elle s'appelait Karina.