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« Tu es cinglée ? La couleur sèche ! Tu penses à quoi ? »

Elle se jeta sur le divan bas qui fut immédiatement souillé de peinture. Avant que Harry ait pu protester, elle lança d'un air boudeur :

« À Alan. »

CHAPITRE 3

Quand Alan entra, un grand sourire éclaira le visage chevalin de Bannister.

« Moins le quart ! Je commençais à me faire des cheveux ! Qu'est-ce que tu as foutu ?

— Oh ! rien… Je suis passé chez moi. »

Samuel s'alarma devant sa mine défaite.

« Rien de grave ?

— En même pas deux heures, j'ai eu un accident de voiture, Marina m'a plaqué parce que je l'ai trouvée avec un type et Mabel m'a annoncé qu'elle me collait ses avocats aux fesses. Tout va bien ! »

Samuel ne put réprimer un rire nerveux.

« Tu rigoles ?

— Oui, c'est marrant. »

Alan s'assit sur son bureau et regarda d'un air morne le ciel à travers la baie. Avec une brusquerie timide, Bannister lui tendit le paquet.

« C'est un mauvais passage. Prends, c'est pour toi !

— Pour moi ?

— Oui, prends ! »

Alan avança la main avec méfiance.

« C'est quoi ? Une bombe ? »

Nouveau rire de Samuel.

« Ouvre, tu verras bien ! 22 juillet… Tu as oublié la date ? »

Alan secoua la tête sans comprendre. Samuel l'ébranla d'une énorme bourrade affectueuse.

« Et ton anniversaire, ballot !

— Merde !… balbutia Alan. J'avais oublié !

— Pas moi ! 22 juillet !… Ouvre !

— Écoute, Sammy, tu es dingue… Il ne fallait pas !…

— Et les copains, ça sert à quoi ? »

Alan arracha les papiers d'emballage et mit au jour un carton dont il sortit une bouteille armoriée. Bannister se rengorgea.

« Cognac français… Hors d'âge ! »

Il prit deux gobelets dans un tiroir, en jeta un à Alan.

« Ça ira mieux quand on aura bu un coup ! La vie commence ! Tu as combien ?… Cent dix ?… Cent cinquante ?…

— Comme ton cognac. Je suis hors d'âge.

— Blague à part ?

— Trente.

— Tu veux m'écraser ? J'en ai quarante-six, je suis déjà sans passé et la limite d'âge me prive d'avenir ! A la tienne !

— A la tienne ! » répondit Alan en levant son gobelet.

Ils burent d'une traite.

« Merci d'y avoir pensé », dit Alan.

Samuel lui fit un clin d'œil assorti d'un claquement de langue.

« C'est peut-être pas à boire par 40°, mais c'est quand même autre chose que de la flotte ! »

Alan remplit les gobelets à ras bord.

« Quelle merde… Cul sec ?

— Cul sec ! »

Ils s'esclaffèrent. Bannister fit un nouveau service.

« Bon anniversaire, crétin !

— A ta santé, bourrique !

— Vieille bourrique… » corrigea sentencieusement Samuel.

Ils vidèrent ce qui restait de leur gobelet.

« Sammy…

— Oui ?

— Tu te rends compte, Marina, c'est dégueulasse… Elle est foutue de ne pas revenir…

— Elles reviennent toutes ! J'ai tout fait à Christel, je n'ai jamais réussi à m'en débarrasser !

— Je crois que je tiens à elle.

— Passe-moi ton verre, c'est ma tournée !

— Tu comprends ça, Sammy ?… Je tiens à elle !

— Tu es trop gentil avec les femmes. Bois !

— Tu as raison. Cul sec ! »

L'interphone grésilla. Bannister l'arracha de son support et hurla :

« Je ne suis pas là ! »

Il changea soudain d'expression et dit sur un ton bizarrement neutre :

« Oui… D'accord… Bon… Tout de suite. »

Il raccrocha avec une infinie douceur.

« Je t'ai dit que Mabel m'avait craché en pleine gueule ? demanda Alan en refoulant un hoquet.

— Murray… laissa tomber Samuel.

— Quoi, Murray ? s'étonna Alan.

— Il est trois heures. Il t'attend. »

Alan se versa une large rasade de cognac, l'avala trop vite, toussa, s'empara d'un kleenex, s'essuya la bouche et lança avec dédain :

« Murray est un sale con. »

Il posa solennellement ses deux mains sur les épaules de Bannister, le regarda bien en face.

« Je vais te faire une confidence, Sammy… »

Il prit un temps pour donner plus de poids à ce qui allait suivre :

« Je ne peux pas piffer Oliver Murray. »

La bonne bouille de rouquin de Samuel s'illumina.

« Moi non plus.

— Je vais te dire autre chose… Si Murray s'imagine que je vais me laisser bousculer le jour de mes trente ans, il se met le doigt dans l'œil ! »

Bannister approuva vigoureusement de la tête tout en jetant un regard anxieux à sa montre.

« Parce que Oliver Murray est un vrai sale con ! conclut Alan.

— Oui, dit Bannister, oui !… Tu devrais y aller, maintenant…

« Et comment ! »

Il écrasa rageusement entre ses doigts le gobelet de carton. La porte claqua avec violence derrière lui.

Oliver Murray était hargneux de nature. Il se flattait de déceler instantanément la faille chez quiconque lui faisait face plus de quinze secondes. Avec cet instinct infaillible que donne la méchanceté à tout faible nanti d'un pouvoir, il frappait droit aux blessures les plus secrètes. Il terrifiait les huit étages de la Hackett que sa qualité de chef du personnel mettait sous sa coupe. Il n'était pas rare de le voir fouiner dans les bureaux bien après l'heure de la fermeture, tripotant les dossiers de ses administrés, fouillant dans les corbeilles à papier à la recherche de lettres personnelles dont il recollait l'infinité de morceaux déchirés avec un soin de collectionneur. Après quoi, il classait amoureusement ces débris de vie privée dans des dossiers tenus minutieusement à jour, enrichissant sans cesse l'irréfutable fichier de la faiblesse des autres. Il ne buvait pas, ne riait jamais, arrivait le premier, partait le dernier. Son existence se confondait entièrement avec la marche en avant de la firme Hackett. Hackett, c'était lui, et lui, c'était Hackett. Son bureau lui ressemblait, monacal, sévère, dépourvu de toute note personnelle. Une grande table de verre nue derrière laquelle il trônait, sûr de sa puissance, une armoire blindée où il conservait ses chers dossiers — méfiant, il en avait déposé le double dans le coffre de sa banque — et une pendule murale égrenant les secondes, rappelant au visiteur, si besoin en était, que le temps, c'est de l'argent. Aucun papier, aucun document, aucun crayon, rien, le vide. Sur le mur, une immense photo d'Arnold Hackett, fondateur président-directeur général de la firme. Face à lui, de l'autre côté de la table, trois chaises métalliques sans confort destinées à ses victimes qu'il traitait avec une courtoisie sadique : il fallait bien que quelqu'un payât pour sa vertu forcée.

On annonça Alan, il entra. Murray garda un visage de marbre et le scruta longuement. Pendant des secondes interminables, entre Murray assis et Alan debout, ce fut un duel dont le perdant serait celui qui romprait le premier le silence.

« Je suis là », dit Alan.

Sans le quitter des yeux, Murray prononça d'une voix froide :

« Monsieur Pope, permettez-moi de vous rappeler qu'il est interdit de boire de l'alcool pendant les heures de service. »

Alan tressaillit mais encaissa le coup.