Alan avait toujours aimé les femmes. Elles le lui avaient parfois rendu. Mais même lorsqu'elles lui avaient fait les premières avances, il n'avait jamais eu la sensation d'être un objet entre leurs mains. En revanche, les trois bonnes fortunes qu'il avait eues depuis son arrivée à Cannes lui laissaient dans la bouche un goût amer. Nadia Fischler, Betty Grone ou l'inconnue de la cabane au Palm Beach l'avaient provoqué en un combat singulier où s'affrontaient un mâle et une femelle s'arrogeant les prérogatives du mâle, choisissant, prenant, rejetant. Sans abandon, sans tendresse.
Il jeta un coup d'œil sur la chambre dévastée où flottait encore, tenace, le parfum de Betty. Les draps traînaient par terre, le matelas était à nu, les coussins avaient valsé au hasard et un parcours houleux sur trois fauteuils avait été nécessaire pour que Betty, dont les hurlements avaient dû alerter les services de sécurité de l'hôtel, se sentît satisfaite.
Moulu, griffé, mordu, les lèvres en sang, Alan s'était abattu après la tornade. Curieusement, il n'avait plus sommeil. Il passa dans la salle de bain, se doucha longuement, revint dans la chambre, se recoucha, tenta vainement de fermer les yeux. Il alluma une cigarette, réfléchit à sa situation. Il n'avait plus aucun pouvoir sur les événements. Autant se laisser porter par eux. Dans le meilleur des cas, on l'arrêterait dans quelques heures. Les chefs d'inculpation ne manquaient pas : escroquerie, chèques sans provision — la Burger, bien entendu, allait protester les siens — grivèlerie. Perdu pour perdu, coffré ici ou ailleurs, mieux valait attendre sur place l'arrivée des flics. Il se leva, actionna le bouton d'ouverture des volets et sortit sur la terrasse. Il était cinq heures de l'après-midi, le soleil était encore très haut. Il contempla de jour le paysage dans lequel il passerait ses derniers instants de liberté. Tout était beau, harmonieux, le parfum même de la vie telle qu'elle aurait dû être. A l'infini, les plages offraient un grouillement de baigneurs, les passants s'avançaient avec nonchalance sur la Croisette, des enfants riaient dans la piscine dont le soleil lui renvoyait dans l'œil le miroitement des vaguelettes s'ouvrant sous le corps des plongeurs, les voiles sillonnaient la mer d'un indigo profond frangé d'écume.
Il bondit dans la chambre, enfila un pantalon, une chemise et forma le 165 sur le combiné.
« Voiturier ? Alan Pope, suite 751. Voulez-vous sortir ma voiture ? »
Autant profiter une heure de la Rolls avant de se retrouver en fourgon cellulaire. Norbert était allé dormir, harassé de fatigue, rêvant probablement de Nietzsche et de Kant. Le hall de l'hôtel était bourré de jolies femmes, de chiens, de vieillards en tenue de yachtmen, de jeunes gens en jeans à l'élégance débraillée.
« Serge à votre service, monsieur Pope. Voulez-vous que j'appelle votre chauffeur ? »
Alan chaussa ses lunettes noires et s'installa au volant.
« Inutile, merci.
— Monsieur Pope ! »
Alan dévisagea l'homme qui l'interpellait.
« Je suis Marc Gohelan, directeur de l'hôtel. Je n'avais pas eu encore le plaisir de vous souhaiter la bienvenue parmi nous. »
Taille moyenne, gueule de pirate de charme, yeux noirs et cheveux blonds.
« Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas. J'aimerais que votre séjour soit très agréable. »
Alan remercia de la tête, sourit et embraya doucement. Il coupa la route, tourna à gauche et s'engagea sur la Croisette, surpris du plaisir animal éprouvé aux commandes de la silencieuse machine. Avec tous les emmerdements qui l'attendaient, comment était-ce possible de ressentir une joie aussi futile ? Il passa devant le Palm Beach, longea la mer et vira à droite devant un poteau indiquant « Juan-les-Pins ».
Des filles bronzées, jeunes, à demi nues, se retournaient sur son passage : si elles avaient pu savoir !
Malgré la canicule qui accablait New York, le type était en strict uniforme gris. Les parements de sa veste s'ornaient du sigle « B ».
« C'est quoi, « B » ? demanda le gardien.
— « B » comme Burger. La banque. »
Le coursier tendit la lettre.
« A remettre en main propre à M. Pope.
— D'accord, dès que je le verrai. »
Le coursier salua et sauta au volant de la voiture qu'il avait garée le long du trottoir devant l'immeuble.
On était le 26 juillet. Pope n'avait toujours pas réglé son loyer ni remis les pieds à l'appartement depuis le 23. Inquiétant… Peut-être avait-il déménagé à la cloche de bois ? Le gardien soupesa la lettre avec méfiance et décida qu'il était de son devoir de prendre connaissance de son contenu. Il passa dans la cuisine où bouillait une casserole d'eau pour du thé qu'il mettrait ensuite à glacer dans le réfrigérateur. Il maintint l'enveloppe au-dessus de la vapeur le temps de pouvoir en décoller la partie supérieure à l'aide d'une lame de rasoir. Il déplia ensuite la feuille de papier pliée en quatre, à peu près certain de ce qu'elle allait lui apprendre. Il lut une première fois, sans comprendre. Il relut. Alors, il s'appuya à la table comme s'il avait reçu un coup de pied de cheval.
Ils étaient une dizaine, vautrés autour d'un banc à l'ombre des grands pins parasols. L'un d'eux, un immense rouquin au front enserré d'un foulard rouge, grattait de la guitare. Un autre, couché à même le sol, rythmait la mélodie en frappant de la paume de la main sur un bidon vide posé sur son ventre. Quelques filles fredonnaient. Tous avaient entre dix-huit et vingt-cinq ans. Parfois, les passants marquaient le pas pour écouter leur musique. La Côte regorgeait d'étudiants venus de tous les coins d'Europe pour se dorer la peau au soleil. Le pain ne coûtait pas cher, ni les fruits ou les tomates, on couchait à la belle étoile, le spectacle et les filles étaient gratuits, la mer et le ciel étaient à tout le monde.
« Provocation ! dit paresseusement un Hollandais en désignant la Rolls blanche décapotée garée quelques mètres plus loin.
— Nouveaux riches… bâilla sa compagne.
— Commerce des bœufs.
— Tu aurais le culot de te balader dans un truc pareil ?
— Tu m'as regardé ?
— A quarante berges, tu lécheras le cul d'un P.D.G. pour avoir la même.
— Autant crever tout de suite !
— Hans, tu as ta bombe ?
— Dans ma musette.
— Faites pas les cons, les mecs ! Qu'est-ce qu'on en a à foutre ?
— La beauté du geste.
— Merde, on était peinards…
— Hans, va la chercher ! »
Hans sortit d'un sac un cylindre semblable à une bombe de mousse à raser.
« Qu'est-ce que j'écris ?
— Capitaliste, go home !
— Idiot. Ici, il est chez lui. C'est trop long. J'ai la flemme.
— Cochon de riche ?… C'est pas mal, ça ! »
Hans s'accroupit contre les flancs de la Rolls. La peinture noire gicla de la bombe sur la carrosserie immaculée. Aucun des participants ne put s'empêcher de rire. Des passants firent chorus en s'attroupant autour du groupe.
Hans était un spécialiste. La nuit, il allait tracer des inscriptions vengeresses sur les murs des édifices publics, stigmatisant tour à tour les partis politiques, la pollution, l'énergie atomique et les pouvoirs officiels.
« Je suis un ancien colonel et je proteste ! dit l'un des spectateurs.
— Elle est à nous, s'indigna le guitariste. De quel droit voulez-vous empêcher de la peindre, colonel ? »
Les rires redoublèrent. Hans en était à la lettre « R » du mot « riche ». Il tendit la bombe à une longue fille aux cheveux blond cendré.