— Si vous n'avez rien contre le Nescafé ?
— Je croyais que vous n'aviez pas d'eau ? »
Terry écarta une tenture bleu roi d'un geste théâtral et découvrit un minuscule emplacement où tenaient une douche avec un bac miniature, un lavabo et un réchaud à gaz butane.
« Vous m'avez crue ?
— Ça ressemble à un Matisse.
— Quoi ?
— Votre chambre, les couleurs, la fenêtre ouverte. »
Elle feignit un intense étonnement.
« Vous avez entendu parler de Matisse ? Riche et cultivé, quelle merveille !
— J'ai donc l'air si demeuré ?
— A priori, l'argent tient lieu de culture, de charme, de courtoisie, d'esprit. Ne restez pas planté debout, vous me rendez nerveuse !
— Où est-ce que je m'assieds ?
— Sur mon lit, dit-elle sur le ton de l'évidence.
— Si je m'y installe, je m'allonge.
— Qui vous en empêche ?
— Je n'ai pas dormi depuis deux siècles.
— Quittez vos chaussures. Mettez-vous à l'aise ! »
Un instant, il craignit que ne recommence le genre de scène qu'il avait vécue avec Nadia, Betty ou l'hystérique du Palm Beach.
« Vous avez fait la foire ?
— J'étais à Rome la nuit dernière.
— Business ?
— Spaghetti », répondit-il avec sincérité.
Elle mit deux cuillerées de Nescafé dans une tasse, plaça la tasse sous le robinet d'eau chaude.
« Sucre ?
— S'il vous plaît. Un. Vous ne buvez pas ?
— Je déteste le Nescafé. Lucy aime ça. Moi, je vais boire mes expresso au bar du coin. »
Elle lui apporta sa tasse, le dévisagea et pouffa.
« Qu'est-ce qui vous fait rire ?
— Vous. Vous ressemblez à un collégien en retenue. C'est toujours la Rolls qui vous chagrine ? »
Il la regarda se mouvoir pendant qu'elle arrosait les géraniums avec un verre à dents. Elle était jeune, souple, saine, naturelle. Belle. Il fut étreint par la sensation d'avoir rencontré quelque chose de rare, de précieux, qu'il n'aurait jamais l'occasion de connaître plus profondément parce qu'il n'était déjà plus maître des coups que le sort lui réservait. Elle s'empara d'un pot de yaourt dans un placard, rinça la cuillère du Nescafé, s'assit sur le lit de Lucy.
« Pourquoi me regardez-vous ? »
Leurs yeux restaient accrochés, rivés l'un à l'autre. Alan, incapable de détourner les siens. Elle, sa cuillère de yaourt suspendue dans l'espace, entre ses lèvres et ses genoux sur lesquels elle avait posé le pot. Leur silence était peuplé des cris des enfants qui jouaient dans la rue, des musiques provenant de dix transistors de l'immeuble en face, mais il s'agissait pourtant de silence, puisque les mots qui auraient pu le briser n'auraient pu que confirmer ce qu'ils venaient de se dire avec les yeux, aussi abasourdis l'un et l'autre que les choses pussent se passer si vite et sans leur accord.
« Terry ?
— Oui ? »
La vie suspendue reprit son cours après cet arrêt du temps, ce trou dans la trame du temps qui n'était pas durée, mais intensité pure. Alan brûlait de lui demander si elle avait ressenti la même chose que lui. Elle détourna son regard.
« J'aimerais passer vous prendre demain. On pourrait aller nager ensemble ? »
Elle allait dire non. Et même si elle lui disait oui, il ne serait plus libre de la rejoindre. Son merveilleux sursis pouvait expirer d'une seconde à l'autre.
« A quelle heure ? demanda-t-elle.
— Dix heures.
— D'accord.
— Ici ?
— Ici. »
Elle n'était pas la seule à pouvoir voler. En descendant l'escalier, il planait au-dessus des marches. Avec attendrissement, il nettoya le siège avant des cornets de glace au chocolat qu'y avaient écrasés les enfants. A l'arrière, les petits chéris avaient même étalé, côté olives, une pizza aux anchois et aux tomates. Avec ses inscriptions sur les portières, la voiture ressemblait désormais beaucoup plus à une poubelle qu'à une Rolls.
CHAPITRE 20
Lucy gravit quatre à quatre les escaliers, fourra sa clef dans la serrure et poussa la porte à la volée.
« Tu es là ! Formidable ! J'avais tellement peur de ne pas te trouver ! »
Terry lui adressa un sourire lointain. Elle était allongée sur le lit, les deux bras au-dessous de la tête, une cigarette aux lèvres, les pieds calés sur une pile de linge.
« Prépare-toi ! On s'en va dans dix secondes ! »
Lucy jeta dans son grand sac de paille une brosse à dents, une pomme, un tube de dentifrice, une pelote de laine rouge, un maillot de bain et un tee-shirt.
« Tu vas voir la plus belle maison de ta vie ! Une piscine fabuleuse au milieu des oliviers et des cyprès, des chambres voûtées, une salle pour écouter la stéréo et une cuisine !… Tu viens ? La voiture nous attend sur le quai ! »
Elle s'aperçut que Terry n'avait pas bougé.
« Hé ! Tu m'entends ? Grouille ! On va passer la nuit chez les Mac Dermott ! Au-dessus de Saint-Paul, je t'en avais parlé ! Ils nous attendent ! Terry !… Qu'est-ce que tu as ?… Tu es malade ?
— Je ne peux pas venir, dit Terry. J'ai rendez-vous ici demain matin.
— Avec qui ? »
Elle aspira une longue bouffée de fumée.
« Un homme, laissa-t-elle tomber avec un regard ailleurs.
— Quel homme ?
— Alan.
— Je connais ?
— Non. »
Pour mieux se pénétrer du nom qu'elle prononçait, elle répéta d'une voix alanguie : « Alan… »
« Bon, Terry, d'accord, tu as rendez-vous demain avec Alan… Tu me raconteras dans la voiture, mais maintenant, viens !
— Il est formidable… modula Terry sans l'entendre. Il passera me prendre à dix heures.
— Eh bien parfait ! Ça n'empêche rien ! On dîne et on dort chez les Mac Dermott, on se fait ramener demain matin ! Ils veulent tous te connaître ! Je suis revenue te chercher, c'est à peine à une heure de route ! C'est beau !… Tellement beau ! Attends de voir leurs tableaux ! Klee, Mondrian, Miro, Chagall et les esquisses de Giacometti ! Viens ! »
Elle bondit sur le lit et la secoua. Terry se laissa faire, inerte.
« Je n'ai pas envie, Lucy. Vas-y seule.
— Jamais ! Je te jure sur ma tête que tu seras rentrée demain matin ! Viens, Terry ! Viens ! »
Elle courut au petit réduit où se dissimulait la douche et jeta les affaires de toilette de Terry dans son propre sac.
« Allez, hop ! Tu me diras tout pendant le trajet ! »
Elle poussa son amie dans l'escalier et tira la porte sans la refermer à clef. Quelle importance ? Leur seul bien précieux, personne ne pourrait le leur voler : la jeunesse.
La première personne qu'aperçut Alan en arrêtant la Rolls devant le perron du Majestic, ce fut Norbert. Il le vit béer de stupeur sans comprendre les motifs de son étonnement.
« Mais, monsieur… bégaya-t-il en ouvrant la portière, vous avez vu la voiture ?
— Qu'est-ce qu'elle a ? » demanda distraitement Alan.
A son tour, Serge s'avança et contempla d'un air écœuré les inscriptions vengeresses qui en maculaient les flancs.
« Quels salauds ! dit-il. S'en prendre à de la tôle !
— Je vais me faire taper sur les doigts, dit Norbert.
— C'est arrivé à Juan-les-Pins, déplora Alan. Le temps d'entrer dans un tabac pour acheter des cigarettes… »
Norbert n'osa pas dire à son patron qu'il était tenu par l'agence de conduire la Rolls lui-même. La confier à un client était considéré comme une faute professionnelle de sa part. A un détail près : Alan Pope n'avait pas attendu sa permission pour s'en emparer.