« Vous ne pouvez pas rouler là-dedans, monsieur. Je vais la conduire au garage pour réparer les dégâts.
— Je les prends à ma charge, dit Alan qui était partagé entre un sentiment de faute et le désir de monter chez lui pour mieux rêver à Terry avant de s'endormir.
— Nous sommes assurés, monsieur. Je crains qu'il ne faille attendre un certain temps avant qu'elle soit repeinte.
— De la peinture à l'huile ! s'indigna Serge en grattant les graffiti du bout de l'ongle. Vous croyez qu'ils utiliseraient de la gouache ? Quelle époque !
— Que dois-je faire, monsieur, si l'agence n'a pas à sa disposition un véhicule du même type ?
— Je leur téléphone, dit Serge, en s'éloignant vers l'appareil mural extérieur.
— Je suis désolé, Norbert, s'excusa Alan.
— Ne vous inquiétez pas, monsieur, il y a plus grave. »
Le mot résumait parfaitement la situation. Celle d'Alan, sous la menace constante de voir son bluff démasqué, d'être arrêté. Il ne demandait plus qu'une chose : que l'événement n'ait pas lieu avant son rendez-vous du lendemain avec Terry. Après, s'il pouvait la serrer dans ses bras au moins une seule fois, le monde pouvait bien crouler ! Il donna une tape amicale sur l'épaule de Norbert et traversa le hall jusqu'aux ascenseurs pour gagner son appartement.
Hans portait en permanence l'uniforme de la contestation, des jeans sans couleur définie, un tee-shirt qui avait été bleu, une veste-chemise effilochée assortie aux jeans, des boots à talons hauts. Dans sa musette, sa bombe de peinture, une paire de chaussettes de rechange. Il avait vingt-deux ans et était un brillant sujet à l'école d'architecture de La Haye. Ce qui le chagrinait, c'était de mettre son talent au service d'une société qu'il jugeait décadente et pourrie. A quoi bon étudier le Quattrocento, l'art égyptien ou l'architecture grecque pour construire des clapiers en béton assujettis au financement de gros porcs sans âme ? Il aurait voulu bâtir des cités radieuses dans lesquelles les hommes enfin égaux auraient pu s'épanouir loin des contraintes dégradantes du travail à la chaîne. Il rêvait de pyramides, de jardins suspendus babyloniens, de salles de musique aériennes, de rapports fraternels, de liberté. Il subodorait qu'on était en train de le piéger. Ses diplômes obtenus, il devrait faire le beau pour emporter des commandes minables de villas « Mon rêve » ou d'immeubles de bureaux fonctionnels. Ou alors, faire péter le machin, craquer le système. Il n'avait plus beaucoup de temps avant de se faire récupérer. Alors, chaque fois qu'il le pouvait, avec d'autres qui n'en pouvaient plus de ne rien vouloir de ce qui était, il se dédommageait par des inscriptions vengeresses, des actes de vandalisme, des chahuts, des bagarres, des manifs et des provocations aux bourgeois qui le défoulaient de sa rage d'être né dans une époque aussi veule et bête. Un psychologue de ses amis lui avait dit que son attitude « cachait en fait une immense demande d'amour ». Pauvre con ! Hans ne se croyait habité que par un seul sentiment, la haine qu'il vouait à ceux auxquels il avait peur de devoir ressembler un jour.
Puis, Terry était venue. Elle était arrivée un jour dans le groupe qui professait volontiers le mépris des sentiments et de la propriété, fût-elle sexuelle. Ses yeux gris l'avaient envoûté. Elle l'avait laissé lui prendre la main, poser la tête sur son épaule dans des attitudes bourrues faussement amicales, et même, un soir, s'était laissé embrasser. Les mains de Hans avaient voulu explorer ses hanches. Elle l'avait repoussé gentiment, mais sans équivoque possible. En la voyant se laisser embarquer par ce connard dans sa Rolls bidon, Hans avait reçu un coup de couteau au cœur : tout ce qu'il vomissait ! L'étalage triomphant et impudique de la richesse, la prétention, la suffisance. Ou le type était un salaud de riche, ou un maquereau.
Il arriva sur le palier, frappa à la porte. Au son même de ses phalanges sur le bois, il sut qu'il n'y avait personne. Perplexe, il se souvint que Lucy était partie chez des amis du côté de Saint-Paul, Terry le lui avait dit deux heures plus tôt. Mordu par la jalousie, il s'assit sur une marche, s'abîma dans une profonde réflexion et décida que, quoi qu'il arrive, il ne bougerait pas de son escalier tant que Terry ne serait pas rentrée.
« Pourquoi, s'interrogea Alan, ne lui ai-je pas demandé de rester avec moi ce soir ? » Il avait la certitude que le temps lui était compté, qu'il venait peut-être de gâcher la seule occasion de la revoir. Les paupières à demi soudées de sommeil, il sortit de la salle de bain et se frictionna longuement. Le lit, immense et bas, l'attirait comme un aimant. Il s'y laissa tomber, ferma les yeux et tenta de se rappeler chaque détail du visage de Terry. Il lui apparut avec une telle puissance que furent instantanément balayés de son souvenir ceux des autres femmes qu'il avait connues jusqu'alors. Elle n'avait eu qu'à paraître pour qu'il sente à quel point sa vie était vide et vaine, idiots les rêves de grandeur insufflés par Bannister. Elle était passée comme un grand souffle qui remettait les choses en place. Il se releva, se rendit au bar et se confectionna un whisky qu'il but à petites gorgées, assis sur le bord du lit. Il regarda sa montre : huit heures. L'hôtel devait vibrer des préparatifs de ses clients pour le gala de charité. Tout ce qui avait été réel au cours des heures précédentes lui semblait flou.
Etait-il réellement allé à Rome ? Ces gens qui l'avaient invité existaient-ils vraiment ? Chaque fois qu'une idée devenait insistante, les yeux gris de Terry s'interposaient et la chassaient. Son image mangeait tout le reste. Son verre lui tomba des mains. Il allait sombrer. Le téléphone sonna.
« Le concierge, monsieur. J'ai là une personne qui vous demande. Je vous la passe ?
— Qui ? » demanda Alan dans un état semi-comateux.
Mais l'autre ne dut pas l'entendre. En ligne, une voix nouvelle, rude et chaude, s'exprimait dans un anglais atroce.
« Monsieur Pope ? Je suis le capitaine Le Guern. Votre bateau vous attend.
— Un bateau ? Quel bateau ? coassa Alan.
— Le Victory II. Vous l'avez loué à partir du 26 juillet. Nous sommes les 26 juillet. Je me tiens à vos ordres pour appareiller. »
Stupéfait, Alan ne sut que répondre. Le tourbillon dans lequel il était plongé depuis son arrivée à Cannes lui avait fait complètement oublier qu'il avait affrété un yacht !
« Vous m'entendez, monsieur Pope ?
— Oui, capitaine.
— Tout est prêt pour vous recevoir. Voulez-vous que les marins viennent déménager vos affaires pour vous installer à bord ? Je me suis permis de commander un dîner au chef. »
Alan faillit lui crier oui ! Prendre la mer, partir, oublier… Il se demanda s'il avait déjà payé à New York le montant de la location, mais ne parvint pas à s'en souvenir.
« Où êtes-vous ancré, capitaine ?
— Dans le vieux port, juste en face du casino d'hiver, au bout de la jetée. Victory II. J'ai une voiture. Je vous y conduis immédiatement.
— Écoutez, capitaine… » dit Alan avec hésitation.
Sa phrase resta en suspens. Il ne pouvait pas lui expliquer qu'il n'avait pas dormi depuis des jours et des jours. Et pourtant… Un bateau ! Un bateau pour lui tout seul ! Il fut brûlé par le désir de le voir.
« Je descends, capitaine.
— Je vous attends dans le hall. »
Titubant et étrangement excité, Alan renfila son pantalon.
« Bonjour, dit Bannister. Vous me connaissez. Je suis un ami d'Alan Pope. »
Le gardien le dévisagea bizarrement.