— Alan, je te supplie…
— Merde ! Merde ! Merde ! »
Il jeta le téléphone, se prit la tête à deux mains et fut pris d'un tremblement. Tout basculait, plus rien n'avait de sens, il avait peur. Nouvelle sonnerie.
« Sarah ! Je monte vous prendre ? »
Il se retint pour ne pas lui répondre quelque chose de très grossier.
« Je descends.
— Dépêchez-vous ! »
Carillon de la porte, entrée du garçon.
« Votre café, monsieur. »
Alan le but d'une traite comme on avale un médicament. Il accrocha son nœud papillon, enfila ses chaussures. Nouvelle sonnerie.
« Le concierge, monsieur. On vous attend en bas…
— J'arrive ! » s'emporta Alan.
Encore abasourdi par l'appel de Bannister, il se servit un scotch sans glace et l'engloutit pur. Il claqua la porte derrière lui. Plusieurs personnes en grande tenue du soir attendaient l'ascenseur. Alan y entra le dernier, frappé par l'odeur de parfum entêtante qui régnait dans la boîte d'acier capitonnée. Le hall d'entrée grouillait de monde. Il chercha Sarah des yeux, ne la vit pas et sortit sur le perron. Serge se précipita.
« Ah ! Monsieur Pope ! Ces messieurs vous attendent… »
Alan aperçut une énorme Mercedes 600 gris métallisé hérissée d'antennes de télévision, trois Rolls décapotables, deux blanches et une grenat. Leurs quatre chauffeurs en uniforme convergèrent vers lui avec un ensemble parfait. Sur les quatre, il n'en connaissait qu'un seul, le sien.
« Monsieur, dit Norbert, il doit y avoir un malentendu. Ces messieurs viennent également vous chercher. Angelo La Stresa, pour M. Price-Lynch… Léon Trotski, qui vient de la part de M. Goldman et Enrique Capiello, le chauffeur de M. Larsen… »
Alan constata que chacun avait laissé à son intention la portière de sa voiture ouverte.
« Elle est repeinte ? demanda-t-il à Norbert en désignant les deux Rolls blanches du menton.
— Non, monsieur. Nous avions la même de disponible.
— Ah ! vous voilà, lança Sarah avec bonne humeur. Et on dit que ce sont les femmes qui sont en retard ! Angelo, en route ! »
Avec des airs de propriétaire, elle poussa Alan dans la Rolls.
Le petit restaurant était bourré d'une clientèle de jeunes. Tony, le patron, jeta quelques ordres à ses garçons qui louvoyaient entre les tables. Il s'essuya les mains à son tablier, posa les deux poings sur la table et dit à Hans :
« J'ai tes tuyaux. La Rolls appartient à la « Carlux », une agence de la rue d'Antibes. Elle a été louée à un Américain, Alan Pope. Il habite le Majestic. »
Hans repoussa sa chaise.
« Ne t'emballe pas, petit. On ne l'a pas enlevée, ta Terry. Tu m'as dit toi-même qu'elle était montée de son plein gré.
— Merci, Tony, merci ! »
Il sortit en coup de vent et sauta sur le tan-sad d'une énorme moto qui pétaradait.
« Go, Éric ! On va à Cannes ! »
La machine se cabra et gicla comme une fusée. Accroché aux épaules de son copain, du vent plein les oreilles, Hans avait une formidable envie de détruire. Après deux heures passées sur l'escalier de Terry, il avait décidé d'agir. Tony connaissait tout le monde dans la région. Son adresse à la pétanque lui valait l'admiration et le respect de tous. Avant d'ouvrir son restaurant, il était resté deux ans dans la police. Il y avait conservé beaucoup de relations. Hans lui avait fourni le numéro de la Rolls qu'il avait relevé à Juan. En trois coups de téléphone, Tony avait remonté la filière.
« Fonce, Éric ! »
Hans l'avait arraché à sa table.
« J'ai besoin de ta moto. Tu viens ? »
Deux vengeurs… Ils s'étaient connus quelques jours plus tôt au festival de jazz de Juan. Hans n'avait eu aucun mal à recruter quelques volontaires pour aller inscrire sur les murs la révolte qui leur tenait au cœur. Une faune passionnante où le fait d'avoir vingt ans tenait lieu de passeport, où l'identité de vêtements était un visa pour une entraide sans condition. On se refilait les adresses pour dormir, en fumer une, manger pas cher. Certains, comme Hans, étaient étudiants ou lycéens en rupture de famille, d'autres, des traîne-patins professionnels qu'unissaient la flemme, le refus de la société, la négation des valeurs bourgeoises pourries, l'amour de la moto, la jouissance de dire non. Il y avait aussi les indéfinissables, qu'on avait fini par baptiser les autonomes, friands de la barre de fer, de l'arme blanche, casseurs sans adresse et sans identité qui provoquaient la bagarre pour le plaisir de faire peur à ceux qui les dédaignaient.
La moto dévala la rue d'Antibes, vira à gauche à deux reprises et déboucha sur la Croisette.
« Arrête-moi là ! dit Hans. Je reviens. »
Il se peigna vaguement les cheveux du bout des doigts et fit à pied les derniers mètres qui le séparaient du Majestic. A Amsterdam, le père de Hans était procureur du Royaume.
Il traversa avec assurance la cour d'honneur à ciel ouvert et dévisagea avec insolence tous ces vieux bonzes — au-dessus de trente ans, la vie était finie — qui s'étaient déguisés en singes pour mieux exhiber les perles de Madame : quel gâchis ! Pourquoi fallait-il que des voitures royales comme la Ferrari fussent possédées par ceux qui ne pouvaient plus les conduire ? Il se fraya un passage entre les smokings et les robes du soir. Les concierges, débordés, ne lui prêtèrent aucune attention.
« Alan Pope, s'il vous plaît ?
— Il vient de partir à l'instant pour le gala, monsieur.
— Seul ?
— Avec une dame.
— C'est au Palm Beach, le gala ?
— Oui, monsieur. »
Le préposé en uniforme bleu qui lui avait répondu ne lui avait même pas jeté un regard. Il parlait à dix personnes à la fois, peut-être bien en dix langues. Hans sortit de l'hôtel, fou de jalousie : la « dame » du gala ne pouvait être que Terry ! Elle accordait à n'importe qui, parce qu'il avait une Rolls, ce qu'elle lui refusait à lui !
« Où on va maintenant ? lui demanda Éric.
— Retourne à Juan.
— Et ta nana ?
— T'occupe. Démarre !
— Tu l'as retrouvée ? insista Éric.
— Un salaud l'a emballée à un gala merdeux. On retourne chercher les copains. Nous aussi, on va faire la fête !
— Où ça ?
— Au Palm Beach ! »
CHAPITRE 21
Sarah s'accrocha farouchement au bras d'Alan. Les flashes des photographes éclataient de tous côtés, les voituriers, en nage, bondissaient au volant des voitures pour dégager l'allée circulaire complètement engorgée par les nouveaux arrivages. Malgré le service de sécurité, des dizaines de badauds avaient franchi les barrières métalliques dressées pour les tenir à distance afin de mieux s'approcher des visages connus. Sur chacun ou presque, un nom, le chiffre d'un compte en banque ou la marque d'un produit, scandés souvent par les curieux en une espèce de mélopée goguenarde et amicale. Une brigade musclée de valets à la française était chargée de faire escorte aux invités du gala jusqu'à ce qu'ils aient échappé aux premiers chocs de la foule. Sarah s'était collé sur la tête un diadème en pierres précieuses qu'elle maintenait d'une main en riant. Vingt mètres plus loin, dans le hall du Beach qui n'en finissait pas de s'allonger entre des vasques de marbre où s'étalait la tache rouge de fleurs aquatiques, il y avait une espèce de zone calme dans la tornade humaine.
Elle débouchait à l'entrée des salles conduisant à la terrasse du Masque de Fer, sur un monstrueux embouteillage que tentaient de résorber des employés maison contrôlant les cartons d'invitation à la lueur des torches brandies par d'autres valets à la française, en perruque blonde, chemise à jabot et dolman outremer, recrutés pour la circonstance dans les salles de sport de la région et parmi les athlétiques colleurs d'affiches saisonniers, un peu joueurs de boules, champions de belote et arnaqueurs en tous genres. De sa vie, Alan n'avait jamais fait une entrée aussi fracassante. Plutôt enclin à se cacher qu'à s'exhiber, il laissa à Sarah la direction des opérations. Elle l'agrippa par la main et ouvrit la marche, fendant une marée de dos bronzés où ruisselaient les bijoux, bousculant à coups d'épaule les smokings qui tintinnabulaient sous le poids des décorations : ils passèrent le dernier obstacle, louvoyèrent au pas de course et débouchèrent sur la terrasse illuminée par des milliers de chandelles piquées dans les tables qui croulaient sous les fleurs, contournées par un orchestre brésilien qui jouait des bossas entre une armée de maîtres d'hôtel courant en tous sens, les bras chargés de magnums de champagne. Paul, le directeur du restaurant, se précipita sur Sarah.