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Dans un louable souci de démagogie, la Burger s'était toutefois résignée à tolérer en son sein un département de clientèle privée dont Alan, en sa qualité de cadre de la Hackett, avait réussi à forcer les portes.

Il se remémora le montant exact de son découvert — 327 dollars — et bravement, la main tremblante, remplit à son ordre un chèque de 500 dollars. Le caissier le regarda avec une indifférence cordiale.

« Des billets de 100, monsieur Pope ? »

Alan dut se contenter de hocher la tête affirmativement : l'émotion lui coupait la parole.

Il fourra précipitamment les billets dans sa poche et regagna la sortie sans être inquiété.

Dès qu'il fut à l'air libre, il se retint pour ne pas courir. Il tourna le coin du bloc, s'appuya de tout son poids contre une façade et souffla. Il traversa la rue, entra dans un pub, s'affala sur un tabouret. A contrecœur, le barman abandonna son journal de courses.

« Si on les écoutait, on ne toucherait que des gagnants. Toute ma paie y passe ! Je vous sers ?

— Un double, dit Alan.

— Avec de la glace ?

— Sec, sans glace et pas double. Triple. »

Le barman consulta sa montre avec désapprobation.

Il était 9 h 12. En général, même ses clients les plus imbibés ne venaient jamais faire le plein avant midi.

« Oliver Murray vous demande depuis dix minutes ! »

Une eau glacée coula dans les veines de Bannister.

« Qu'est-ce qu'il me veut ? »

Patsy eut une moue dubitative.

« Je nage dans le dossier du fluor. Quelle barbe ! Il est 9 h 20, vous devriez peut-être y aller ? »

Mentalement, Samuel totalisa le montant de ses indemnités tout en faisant le tour des relations susceptibles de le recaser dans une autre boîte. Dans le couloir, il s'épongea le front, resserra le nœud de sa cravate, rasa les murs et monta lourdement l'escalier de service menant à l'étage noble.

Devant le bureau de Murray, il faillit faire volte-face, s'en abstint, frappa deux coups légers et poussa la porte. Murray regarda immédiatement la pendule qui marquait 9 h 22.

« Désolé, s'excusa Bannister, j'ai été retardé. Comment allez-vous ? »

Pas de réponse. Murray garda les yeux rivés sur lui et entreprit de jouer avec un crayon.

« J'étais en ligne avec Tokyo », insista Bannister.

Murray lui darda un regard de glace.

« Mashibutu, le fluor !… Ils m'appelaient de la maison mère ! »

Le visage de Murray eut un frémissement dangereux.

« A Tokyo, il est 23 h 22.

— Vraiment ? bredouilla Samuel. Vous êtes sûr ?

— Vous me décevez énormément, Bannister. Combien gagnez-vous ?

— Dans les 2 200.

— Considérable.

— J'ai vingt et un ans d'ancienneté !

— C'est beaucoup. »

Samuel se figea : il venait d'entendre sa condamnation à mort !

« Je vous préviens que ça va vous coûter cher ! Vous n'avez aucun motif ! J'ai des avocats ! Vous ne m'aurez pas comme Alan Pope ! Que pouvez-vous me reprocher ? Allez-y, je vous écoute !

— Sortez ! dit sèchement Murray. Votre attitude agressive vous vaudra un blâme. »

Samuel eut soudain envie de l'embrasser ; la menace d'un blâme excluait forcément un licenciement !

« Écoutez, Murray…

— Sortez !

— J'ai eu un mauvais début de journée avec ma femme… »

Dans un mouvement spontané, il saisit la main de son tortionnaire et la secoua chaleureusement. Rouge de colère, Murray essaya de se dégager. Bannister lui lâcha la main, eut un sourire de conciliation et s'esquiva sur la pointe des pieds. Dans le couloir, il ne put s'empêcher de faire des bonds de cabri : ce n'était pas pour cette fois !

Au moment d'affronter la nouvelle épreuve, le cœur lui manqua. Pour être fixé, il suffisait pourtant d'entrer dans cette nouvelle succursale — il y en avait une douzaine à New York — de remplir à son nom un chèque de 1 000 dollars et de quitter la banque avec naturel. Seulement, les jambes d'Alan ne répondaient plus. Planté sur la chaussée, il considéra avec angoisse les murs formidables de la Burger de la 8e Avenue. Il avait eu de la chance la première fois. Maintenant, on allait évidemment découvrir l'erreur, l'arrêter, le jeter en prison. Il fit une courte prière, se contraignit à avancer… Dans le hall central, sa panique redoubla.

Serrant les dents, couvert de transpiration, il atteignit péniblement l'un des guichets d'encaissement. Il dut s'y reprendre à trois fois pour libeller son chèque, s'aperçut que le caissier ne le lâchait pas de l'œil, crut qu'il allait s'évanouir. Le chèque changea de main.

Le caissier consulta d'un regard aigu une liste recouverte de noms. Le cœur d'Alan s'arrêta de battre.

« Des coupures de combien, monsieur Pope ?

— Cent, coassa Alan.

— Huit, neuf, dix… voilà. »

Il tendit les billets neufs et craquants. Alan réprima le tremblement de ses mains pour les saisir. Ils s'éloigna de deux pas…

« Monsieur Pope ! »

Cloué au sol, Alan fit appel à ses dernières ressources pour tourner la tête lentement, mais il était impossible que sa pâleur échappât à l'autre.

« Oui ?

— Si vous voulez bien me permettre, monsieur Pope… »

Il allongea le bras à travers son guichet, la main d'Alan étreignit un fascicule.

« Tout est expliqué à l'intérieur. Les bons rapportent du 6,25 % net après impôt. Un excellent placement, songez-y. Voici ma carte. »

Alan remercia d'un signe de tête. Après tout, la mort, ne devait pas être autre chose que ce qu'il venait d'éprouver.

A midi, le soleil qui entrait à flots dans l'atelier réveilla Marina.

Elle entrouvrit les yeux, les referma, rabattit le drap sur sa tête.

« Harry ?

— Il reste du lait ?

— Sais pas.

— Tu peux aller voir ?

— Non. »

Marina roula sur elle-même, s'étendit sur le ventre et constata qu'elle avait gardé ses gants de chevreau noirs pendant son sommeil. Ils lui collaient à la peau. Elle s'en débarrassa.

« Harry ?

— Oui.

— Tu n'es pas serviable, Harry.

— Non.

— Tu m'apportes mon lait ?

— Non. »

Marina bâilla, s'étira, rejeta les draps, s'assit dans le lit et se frotta les yeux. Harry était accroupi au fond de la pièce, touillant avec un bout de bois une mixture colorée versée dans une assiette. Elle se leva, rafla son chapeau à fleurs au passage, le posa à l'envers sur sa tête et se dirigea vers la salle de bain. Par la fenêtre entrebâillée, elle vit monter vers elle une vibration de chaleur. Elle ouvrit en grand le robinet de la douche, cala ses mains sur la cuvette, s'élança et se retrouva pieds au mur, tête en bas, sous le jet d'eau froide. Elle garda cette position pendant plusieurs secondes, l'eau ruisselant de ses orteils à son visage, bouche ouverte, cheveux pendants, yeux mi-clos. Elle revint sur ses pieds en souplesse et se savonna. Quand elle eut fini, elle se lava longuement les dents, ne remit pas la brosse dans le verre mais la fourra tout humide dans son sac. Elle se sécha, traversa l'atelier sans mot dire, enfila ses jeans, son tee-shirt et ses sandales, roula ses gants dans son chapeau.

Le chapeau rejoignit la brosse à dents dans le sac. Harry la reluqua du coin de l'œil.

« Tu t'en vas ?

— Oui. »

Elle s'empara d'une moitié de pomme qui traînait sur une table, y planta les dents.