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Alan se cacha le visage dans les mains.

« Le bar est là… Il y a du scotch… Sers-moi à boire… »

Samuel s'exécuta. Verre en main, Alan se laissa choir sur la moquette. L'œil dans le vague, il se mit à raconter son histoire d'une voix saccadée.

« Tu es toute blanche ! Tu n'es pas malade ?

— Je vais très bien, Lucy.

— On ne dirait pas. Tu l'as vu ?

— On a passé la journée ensemble dans le bateau des Mac Dermott.

— Raconte ! C'était bien ?

— Une journée parfaite, dit Terry en détournant les yeux.

— J'ai vu des types de la bande. Il paraît qu'ils ont passé une soirée formidable ! Ils ont fait une virée à Cannes et à Monte-Carlo. Ils ont tout cassé dans les casinos. Epique ! Ce soir, on va tous à la Siesta. Tu viendras ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Alan doit venir me prendre.

— Dis donc, ça devient sérieux ! Tu es amoureuse ? »

Terry s'absorba dans la lecture du Journal d'Anaïs Nin couvrant la période 1947–1955.

« Tu es mordue ? » insista Lucy.

Sans lâcher son livre, Terry laissa tomber un sucre dans la tasse de Nescafé qu'elle s'était préparée. Elle se mit à tourner la cuiller pour écraser le sucre. A côté de la tasse. Sur la toile cirée de la table.

« Qu'est-ce qui te fait penser ça ? » dit-elle.

Bannister en était à son sixième whisky. Alan à son second. Avec ce qui l'attendait, il avait besoin de garder les idées claires.

« Donne-m'en un autre, dit Samuel.

— Tu as envie de te soûler ? demanda Alan.

— Non. Mais je suis déconcerté. Je ne te reconnais plus. J'ai l'impression que tu es devenu quelqu'un d'autre.

— Crois-tu qu'on puisse vivre trois jours dans ce milieu et rester innocent ? A New York, j'étais enfermé dans mon petit boulot, je rêvais, je ne savais pas. Je croyais que le travail était un moyen de mieux vivre. J'étais un mouton parmi les moutons, je les trouvais honnêtes, gentils. Pauvres et gentils… Je n'avais jamais vu de près les loups à l'œuvre ! La curée ! C'est à qui arrachera un morceau de viande à l'autre !

— Tu imagines qu'ils sont plus heureux ?

— Tu as passé vingt-cinq ans à te faire botter le cul pour finir vidé comme un malpropre et tu viens me parler de bonheur ! On n'a qu'une vie, Sammy ! Personne ne la vit à ta place ! Ce matin encore, je voulais tout laisser tomber, rentrer dans le rang, mendier une autre petite place bien peinarde à New York, à 1 500 dollars par mois… Ce qui prouve que j'étais aussi bête que toi ! Puis, il y a eu ce type, Larsen. Je te jure, Sammy, que je n'y croyais pas ! Quand j'ai vu que ça marchait, j'ai su que tout était possible !

— Peut-être, mais moi, je dors tranquille.

— Parce que tu es déjà mort ! Socialement, financièrement, sexuellement ! Tu prends ta résignation pour de la vertu ! Cette femme que tu as baisée dans mon propre lit, depuis quand avais-tu sauté la pareille ?

— Christel me suffit.

— Menteur ! Simplement, tu n'avais jamais osé ! »

Bannister secoua la tête avec embarras, retira ses lunettes et en essuya la buée.

« C'est vrai. Mais de là à agir comme tu vas le faire !…

— On a essayé de m'assassiner, bourrique ! Tout le monde a voulu m'avoir ! Tu espères que je vais passer l'éponge ?

— Enfin ! s'indigna Samuel, mets-toi à ma place ! Je vois partir un type cassé qu'on vient de mettre à la porte, et cinq jours plus tard, je retrouve un intermédiaire en trafic d'armes qui joue les nababs dans un palace de la Côte d'Azur, qui fait la fine bouche devant l'héritière de la plus grosse banque privée des États-Unis, qui veut avaler les soixante mille salariés de la firme qui l'employait et mettre la Burger sur la paille ! Comment veux-tu que je n'aie pas le vertige ?

— C'est toi qui m'as poussé ! Tout ce que tu me reproches, c'est toi qui m'as demandé de le faire ! Tu as oublié ?

— C'étaient des mots.

— « Chômeur », c'est un mot ? Et ma dépouille dans du formol à la morgue de Cannes, un mot ? Tu aurais peut-être préféré organiser la collecte pour ma couronne mortuaire auprès des chers collègues de bureau ! Je vois la scène d'ici ! Cinq minutes de larmes de crocodile sur ce pauvre Alan Pope et une cuite monstre au Romano's !

— Tu me flanques la trouille, Alan.

— Il ne fallait pas me coller tes propres idées dans la tête ! Ham Burger est un salaud ! Hackett en est un autre ! Tu voudrais que je les ménage après ce qu'ils nous ont fait ? C'est raté, Sammy ! Plus de cadeaux ! J'ai été à bonne école ! »

Samuel allait répondre, il le coupa.

« Assez de mots ! Des actes ! »

D'un doigt nerveux, il forma trois chiffres sur le cadran du téléphone.

« Hamilton Price-Lynch ?… Alan Pope. Je veux vous voir immédiatement dans le hall… Entendu, j'arrive. »

Il se tourna vers Bannister.

« Arrête la picole et ne bouge pas d'ici. Je reviens ! »

Ham Burger crispa ses doigts sur le combiné.

« Comment, qu'est-ce que vous dites ?

— L'affaire n'a pas réussi », répéta Cesare di Sogno. Hamilton jeta un regard anxieux sur la porte : plus que jamais, il était à la merci de Pope. A moins d'être stupide, il devait déjà avoir compris d'où venait le coup. « Il faut réussir !

— Mes collaborateurs sont en train de mettre au point une deuxième tentative.

— Si elle a autant de succès que la première !

— Je fais ce que je peux.

— Tâchez de faire davantage ! Je veux que tout soit liquidé avant ce soir ! »

Sa voix s'était chargée de menace. Il tenait di Sogno, et cette ordure savait qu'il le tenait. Mais engagé comme il l'était, qui tenait qui ?

« Je m'en occupe, dit Cesare. Ça va marcher.

— Je vous le souhaite ! »

Hamilton raccrocha, hors de lui.

« A qui téléphonais-tu ? »

Il sursauta et aperçut Emily qui était entrée dans le salon sans qu'il l'entende.

« Une erreur… »

Elle le fixa de ses yeux soupçonneux.

« Où as-tu passé la journée ?

— Je t'ai cherchée. Je suis allé au Palm Beach, à la plage du Carlton, à la Sportive, au Canto… Je suis rentré.

— Tu as l'air inquiet ?

— Pas du tout, tout va très bien ! »

Elle eut le petit sourire sournois qu'elle arborait pour annoncer les catastrophes.

« J'ai des ennuis avec Sarah. De très gros ennuis ! »

Tous les déboires provenant de Sarah ne pouvaient que réjouir Hamilton. Néanmoins, il fronça le sourcil et afficha une mine préoccupée.

« Ne fais pas semblant d'être attristé, dit Emily avec un soupçon de mépris, je sais que tu es ravi ! Malheureusement, tu es concerné aussi. Figure-toi qu'elle s'est mis en tête d'épouser Alan Pope ! »

Hamilton sentit le sang se retirer de son visage. Le téléphone sonna. Il ne fit pas un mouvement.

« Qu'est-ce que tu attends ? Décroche ! » ordonna Emily.

Il s'empara du récepteur avec la même hésitation que s'il eût été brûlant.

« J'écoute… Oui, c'est moi. »

Son visage s'affaissa. Emily l'interrogea des yeux.

Il lui renvoya un signe agacé.

« Quand ?… Où ?… Parfait. Je descends. »

Il reposa l'appareil et lâcha, sans oser la regarder :

« Alan Pope. Il veut me voir tout de suite en bas.

— J'y vais !

— Emily, tu n'y penses pas !

— Je saurai mieux parler que toi à un gigolo ! Après tout, Sarah est ma fille ! »