« Je veux que tu me regardes, dit-elle. Que tu me regardes tout le temps. »
Leurs langues se touchèrent. Dans ses yeux démesurément dilatés, il fut bouleversé de voir le reflet de l'onde monstrueuse de plaisir qui les faisait basculer à des millions d'années-lumière, sur une planète inconnue, sans dimension et sans durée.
Que faire ? Lancer l'O.P.A. sans avoir la certitude que Pope survivrait relevait du suicide. Or, di Sogno n'avait pas été capable jusque-là de retrouver les hommes de main lancés à sa poursuite. Par ailleurs, attendre une heure de plus pour agir condamnait irrémédiablement l'opération. Dans cette course contre la montre, Hamilton décida de jouer sur la seule petite lueur d'espoir qui subsistait : Pope était toujours vivant, aussi introuvable que les tueurs qui le traquaient. Il appela Fischmayer pour mettre la machine en route.
« Abel ? Price-Lynch à l'appareil. »
Il se racla la gorge pour chasser de sa voix les doutes qui auraient pu la faire chevroter et prit son ton hargneux et sec de banquier autoritaire.
« Je suis très pressé, Abel. Je vous serai reconnaissant de m'épargner vos questions. Vous allez simplement exécuter point par point ce que je vous demande. D'accord ?
— Je vous écoute, lâcha Fischmayer avec réticence.
— Parfait, prenez note. La Burger lance une O.P.A.
— Contre qui, monsieur ?
— La Hackett. »
Long silence…
« Vous m'entendez, Abel ?
— Pourriez-vous répéter, monsieur Price-Lynch ?
— Nous lançons une O.P.A. contre la Hackett ! Vous êtes sourd ?
— Mais c'est notre meilleur client !
— Fischmayer, s'étrangla Hamilton, vous avez fait une très belle carrière chez nous ! Ma femme et moi avons même envisagé de vous promouvoir à la direction générale. Si le poste ne vous intéresse pas, dites-le tout de suite !
— Monsieur Price-Lynch, vous savez très bien que je ne pense qu'aux intérêts supérieurs de la Burger…
— La Burger, c'est moi ! Tâchez de ne plus l'oublier, Fischmayer !
— Bien, monsieur.
— A combien se monte le découvert de la Hackett ?
— Comme d'habitude… Une quarantaine de millions de dollars…
— Qui se décomposent ?
— Diverses créances, des factures de fournisseurs, des échéances à long terme… La Hackett a fait d'énormes investissements ces temps derniers…
— Et la paie que nous devons assurer demain ?
— Quarante millions.
— Ce qui revient à dire que demain soir, la Hackett sera débitrice envers nous de 80 millions ?
— Exactement. Permettez-moi d'ajouter que cette position est tout à fait normale.
— Merci de me le préciser, Fischmayer ! grinça Hamilton. Dans les créances encore impayées, en avez-vous une dans les 500 000 dollars ?
— Très probablement.
— Rachetez-la immédiatement pour le compte d'Alan Pope.
— Avec quel argent, monsieur Price-Lynch ? s'enquit Abel d'une voix pincée et réprobatrice.
— Le client pour lequel j'opère a déposé 130 millions à la Chase Manhattan. Faites-les virer chez nous. La somme est destinée à racheter 6 500 000 titres sur les 10 millions en circulation. Les titres Hackett cotent actuellement 20 dollars. Vous avez de quoi payer comptant tous les porteurs qui se présenteront. Vous êtes toujours là ?
— Oui, oui…
— Quelque chose qui ne va pas, Abel ?
— Monsieur Price-Lynch, se révolta Fischmayer, cette O.P.A. est impossible ! Arnold Hackett possède à lui seul 60 p. 100 des parts de sa propre firme ! Même si tous les actionnaires se présentaient à nos guichets, ce qui est loin d'être sûr, en aucun cas votre client ne deviendrait majoritaire !
— Vous me prenez pour un imbécile, Abel ?
— Croyez-vous que Hackett soit assez fou pour se dessaisir de ses propres actions et perdre le contrôle de son affaire ?
— Fishmayer, je ne tolérerai pas qu'un de mes collaborateurs me mette des bâtons dans les roues ! Vous n'avez pas assez d'éléments d'appréciation pour vous mettre dans la peau de Hackett et penser à sa place ! Moi, je les ai ! Allez-vous, oui ou non, exécuter mes ordres ?
— Pardon, monsieur Price-Lynch.
— Je vais vous dicter le texte-annonce de l'O.P.A. Sitôt que j'aurai raccroché, vous en inonderez la presse, les quotidiens, les feuilles financières, la radio, la télé ! Tout doit se mettre en branle demain matin à la première heure ! Vous prenez ?
— Je vous écoute. »
Hamilton lut ce qu'il avait griffonné sur un bloc quelques instants auparavant.
— « La banque BURGER TRUST LIMITED offre de racheter toutes les actions en circulation de HACKETT CHEMICAL INVESTMENT au prix de 20 dollars l'action. Cette offre n'est valable que si le nombre des titres déposés à la BURGER TRUST LIMITED à la date clôture du 3 août atteint le nombre de 6 500 000 titres. »
A plus de cinq mille kilomètres, Hamilton perçut le soupir résigné de Fischmayer.
« Que dois-je dire aux membres du conseil d'administration, monsieur Price-Lynch ?
— Rien ! Laissez-les dormir ! Quand ils se réveilleront, nous en aurons terminé depuis longtemps ! A qui avez-vous affaire, demain, pour la paie ?
— Olivier Murray.
— Alors, écoutez bien ce que vous allez lui dire… »
Il l'expliqua longuement, malgré l'indignation croissante manifestée par Fischmayer à mesure qu'il comprenait le secret de l'opération. Quand il reposa enfin le combiné, il était en nage. Il s'épongea le front avec un foulard d'Emily abandonné sur un fauteuil. Les dés étaient jetés !
D'ordinaire, après l'amour, il avait besoin d'un temps mort, d'un temps de solitude. Il lui était même arrivé d'avoir envie de jeter au bas du lit une partenaire de rencontre, pour qu'elle s'en aille plus vite. Il apprit avec Terry ce qu'il ignorait encore : on pouvait désirer une femme avant, pendant, après, sans interruption aucune, même s'il n'y avait aucun contact physique, avoir simplement envie qu'elle soit là pour la respirer, la sentir, l'écouter, entendre son silence. La nuit avait succédé au jour dans la petite chambre, les heures avaient passé, les bruits et les odeurs avaient changé de nature et Alan, enlacé contre elle, ne s'était jamais senti aussi libre, aussi léger. Une espèce d'accord total entre ses sens et les choses, l'harmonie parfaite de chaque seconde, qu'elle eût été consacrée à la découverte émerveillée du corps de Terry, à la frénésie qui les avait jetés l'un sur l'autre en une roulade éperdue, ou aux temps de respiration lui permettant d'embrasser l'intensité qui venait d'être, d'imaginer la frénésie qui allait venir.
« Terry…
— Oui…
— Tu vas enfiler une robe et venir avec moi.
— Où ?
— Une soirée dans une propriété. Nous en aurons pour une heure à peine. J'ai promis. »
En quelques heures, il avait renvoyé Mabel, Marina et tant d'autres dans les limbes de l'oubli. Avant elle, aucune autre n'avait existé. Il eut peur de s'avouer qu'après elle, ou sans elle, il n'y en aurait point d'autre, le vide froid d'un espace sans vie. La concentration qu'elle avait mise à être à lui, toute, entière, sans aucun creux qu'il ne pût atteindre, qu'elle ne lui offrît avant même qu'il en devinât l'existence, l'avait presque effrayé. Un plongeon infini dans une spirale dorée parsemée de pointes de lumière chatoyante, avec, comme repère dans ce naufrage bienheureux qui les projetait hors d'eux-mêmes, la balise de leurs yeux grands ouverts rivés l'un à l'autre.