— C'était pour voir », dit Bannister.
Une crête molle de coq oscillait sur sa tête empanachée d'un plumage qui lui tombait sur les épaules.
Voyant sa mine déconfite, la grue lui replaça la main sur son sein.
« Vous aimez jouer ?
— A quoi, Karina ?
— Un truc marrant… Une spécialité à moi… J'avale les billets de banque !
— Non ?
— Si !
— Je voudrais bien voir ça !
— Vous avez des billets ? »
Il tressaillit des ergots jusqu'à la crête.
« Pas sur moi ! Tout ce que je pourrais vous faire absorber, c'est ma carte de l'American Express. »
Elle appuya le casque de ses longs cheveux blonds contre sa poitrine, lui caressa les plumes d'un air rêveur.
« J'en ai mangé d'autres ! On pourrait peut-être essayer en rentrant à l'hôtel ?
— Oui… Oui… C'est une idée…
— Hello, Samuel ! jeta un hibou avec jovialité.
— Arnold ! Je vous avais perdu ! Où étiez-vous passé ?
— Victoria voulait voir la mer sous la lune. Lubie de femme…
— Vous connaissez Karina ? »
Sans lâcher son verre, Arnold baisa cérémonieusement la main de la grue.
« Hackett », dit-il.
Bannister sursauta : dans le vestiaire, Alan, aidé par les hôtesses, se coiffait d'une tête de pigeon.
« Karina, dit-il en se levant précipitamment, racontez donc votre jeu à Arnold ! Je reviens ! »
Il fonça sur Alan. Il en était à dix mètres à peine que Sarah, venue de nulle part, jaillissait et l'interceptait. Elle était habillée en toucan, tunique noire luisante, immense bec jaune menaçant.
« Alan ! Je vous ai cherché partout ! dit-elle en lui saisissant le bras. Venez ! Il faut que je vous présente ! »
Alan lança un appel de détresse à Samuel tout en réprimant son envie de rire : la crête pendante de Bannister et ses ergots de coq de combat rivés à ses mollets poilus par des supports-chaussettes étaient irrésistibles.
« Sammy, s'il te plaît, fais-moi un cocorico !
— Quand le jour se lèvera, dit Sarah. Pas avant, ça porte malheur !
— Monsieur Pope ! »
Tout essoufflé, le corbeau s'emparait de la main d'Alan et la serrait comme s'il eût été son plus vieil ami.
« Un pigeon ! Comme c'est amusant !…
— Samuel, puis-je te présenter Hamilton Price-Lynch… Samuel Bannister. »
Le coq miteux eut un soubresaut, mais serra la main de Ham Burger. Trop de chocs violents en trop peu de temps l'avaient rendu amorphe. Il était prêt à tout croire. Se fût-il éveillé aux côtés de Christel qu'il n'en aurait pas été autrement surpris.
« Enchanté, monsieur Burger… » dit-il distraitement.
La bévue fit pouffer Sarah.
« Vous avez dit Burger ? C'est cocasse ! Burger, c'est moi ! Mais vous pouvez m'appeler Sarah ! »
Hamilton lui jeta un regard noir.
« Venez, Alan, répéta-t-elle. Ma mère se morfond en chouette. Elle voudrait bavarder avec vous !
— J'arrive à peine, Sarah. Je voudrais présenter mes compliments à la maîtresse de maison et je vous rejoins !
— Je vais avec vous ! » trancha Price-Lynch. Il était prêt à faire un rempart de son corps pour protéger Alan des tueurs qu'il avait lâchés à ses trousses. L'opération était lancée, elle ne tenait qu'à sa tête, il ne le quitterait pas d'une semelle. Le danger pouvait venir de n'importe où, de n'importe qui. Agité de tics, il observa avec méfiance un groupe de perroquets se passant un magnum de champagne qu'ils buvaient au goulot.
« Hamilton, glapit Sarah, cessez de vous cramponner à son bras ! »
Elle parlait d'Alan comme s'il eût déjà été sa propriété. Bannister profita de l'incident pour lui chuchoter :
« Devine avec qui je suis devenu copain ! Hackett ! Et si on cessait de jouer au con ? Je lui dis la vérité, il nous reprend avec lui ! »
Alan lui envoya dans les tibias un coup de pied sauvage. Il y eut une espèce de cavalcade, un piétinement forcené. Des boules blanches s'écrasèrent autour d'eux en éclatant avec des flocs : une basse-cour déchaînée poursuivait avec des hurlements de joie des aigrettes et des pingouins fuyant sous un bombardement d'œufs frais.
Alan profita immédiatement de la panique. En trois bonds, il fut à couvert derrière une futaie. Il se courba en deux, suivit en courant la ligne d'une zone d'ombre. Il voulait rencontrer Nadia pour tenir sa parole et filer retrouver Terry. Il se retourna à plusieurs reprises pour voir s'il avait semé le corbeau et le toucan. Il buta sur un couple d'aigles royaux qui faisaient l'amour, bredouilla des excuses et poursuivit sa marche. La lune jouait entre les branches des pins que faisait balancer doucement la brise du large. Partout, des couples enlacés, vautrés sur l'herbe des pelouses. Dès que s'arrêtait un orchestre, le bruit subtil de la mer lui parvenait. Il vit se profiler devant lui un fabuleux oiseau de paradis solitaire. Il s'arrêta.
« Nadia ?
— Alan !
— Je suis venu. »
Elle lui plaça le visage sous la lune, le contempla, lui saisit les mains et les pressa affectueusement.
« Je suis heureuse.
— Et moi ! Tu as réellement acheté cette propriété ?
— Réellement.
— Elle est… extraordinaire ! Je n'ai jamais rien vu de pareil !
— Tu reviendras. »
Il fut frappé par le calme de sa voix. Habituellement, elle ne s'exprimait que sur un ton excité, volubile, comme si les paroles eussent toujours été en retard sur le nombre d'histoires qu'elle avait à raconter, les projets qu'elle déployait, les actions qu'elle avait faites.
« Elle a dû te coûter une fortune !
— La moitié de sa valeur seulement. Deux millions de dollars. J'ai payé comptant.
— Quelle merveille !
— Je voulais me protéger du jeu, posséder quelque chose qui ne s'évanouisse plus sur le tapis, au moins une nuit, une nuit entière. C'est raté. »
Alan se figea.
« Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Je viens de la revendre. »
Il sentit une boule lui bloquer la gorge. Elle reprit sa marche lente et l'entraîna, pendue à son bras.
« Je suis retournée au casino. Pour la première fois, j'avais oublié mon fétiche. »
Des couples d'oiseaux passaient, enlacés. C'était une nuit magique, douce et tendre, où la planète sembla rassurante et chaude. Il passa son bras autour de ses épaules.
« Hadad m'a piégée, j'ai tout perdu. Il est venu ici, il m'a défiée. Il ne me reste rien. Ni bijoux, ni fourrures, ni voitures, ni maison. Je ne pourrais même pas m'acheter une boîte d'allumettes. J'ai réveillé les gens de l'agence en pleine nuit. Je voulais du liquide tout de suite pour continuer à flamber. Ils m'ont racheté 500 000 dollars ce qu'ils m'avaient fait payer deux millions un peu plus tôt. Je les ai reperdus en un seul banco. Dans ces moments-là, on devient dingue, tu comprends ?… Hadad avait l'air de se foutre de ma gueule. Je suis revenue ici. Mille connards sur mes pelouses, qui buvaient mon vin et bâfraient ma nourriture. Pas un ne m'a tendu la main ni prêté un sou. Ils ont fait semblant de croire que je plaisantais. Goldman m'a ri au nez. Je l'avais pourtant dépanné cent fois, il m'en doit encore. Les salauds !… »
Alan l'attira à lui.
« Nadia… Combien te faut-il ? »
Au bout de la pelouse, une cascade jaillissante se jetait dans la mer où on accédait par un escalier taillé dans la roche. En bas, le long du quai de béton, sur le miroitement des éclats de lune, dansaient des bateaux.