« Combien, Nadia ? Combien ? »
Elle lui saisit le menton entre les doigts, baisa doucement ses lèvres.
« Rien, Alan. Merci. Tu es le seul. »
Elle se dégagea, lui sourit des yeux avec une expression d'amertume qui le bouleversa, déploya ses ailes immenses et se mit à courir vers la falaise.
« Nadia ! » hurla-t-il.
Elle accéléra, emportée par la déclivité de la pente herbeuse, oiseau fantastique dont les pieds ne touchaient déjà plus terre. Avec horreur, Alan la vit s'envoler dans le vide en un ultime friselis de plumes. L'écho lui renvoya le choc affreux et sourd de son corps qui s'écrasait.
CHAPITRE 27
Tous les 28 de chaque mois, Oliver Murray accomplissait la même corvée. A neuf heures du matin, il se rendait au siège social de la Burger pour y signer les documents permettant à la Hackett de faire la paie de ses soixante mille salariés. Rituellement, il était reçu par Abel Fischmayer dont il vomissait les costumes avantageux, la taille gigantesque, les manières faussement joviales, le teint fleuri, la familiarité paternelle et affectée. L'entrevue ne durait qu'une dizaine de minutes au cours desquelles chacun devait feindre d'être ravi de voir l'autre. Murray eût préféré s'en tenir à des rapports strictement professionnels, mais Fischmayer semblait prendre plaisir à lui demander des nouvelles de son foie, à lui parler de sa mine, à s'informer sur la santé de sa femme. Avec des airs protecteurs de P.D.G. s'adressant à un subalterne !
« M. Fischmayer vous attend, monsieur Murray… dit la secrétaire avec un sourire bienveillant. Si vous voulez bien me suivre… »
Murray resta de glace et pénétra dans le bureau où tout était conçu pour en impressionner d'autres que lui : la distance à parcourir pour se rapprocher du fondé de pouvoir, l'épaisseur des moquettes, le luxe du mobilier, les eaux-fortes accrochées aux parois d'acier bruni formant cimaise sur tout un pan du mur, le bar surchargé de flacons précieux, les boiseries, la chaîne stéréo, comme si un banquier sérieux pouvait avoir le temps d'écouter de la musique !
« Charmé de vous voir, Oliver ! Comment allez-vous ? »
Il avait déplié ses deux mètres sanglés dans un prince de galles léger et tapageur. Un parfum d'eau de toilette émanait de sa personne satisfaite. Avec répugnance, Oliver se laissa secouer la main. Il profita de ce que Fischmayer la libérait pour sortir les papiers de sa serviette. Redressant sa petite taille, il les posa sur le bureau.
« Et ce foie, Oliver ?
— Je n'ai pas mal au foie, monsieur Fischmayer.
— Non ? Vous devriez prendre des vacances. Je vous trouve une petite mine. Il faudra que je vous invite à faire un parcours avec moi ! Vous jouez au golf ?
— Non.
— Dommage… Dommage… Mme Murray va bien ?
— Très bien, merci. »
Il désigna sèchement les documents étalés sur le bureau.
« J'ai très peu de temps. Si vous pouviez les signer ? »
Fischmayer fit le tour de son bureau et s'y installa.
« Asseyez-vous, Oliver. »
Murray se laissa choir dans un fauteuil si profond que sa chétive personne s'y engloutit entièrement.
« J'ai une mauvaise nouvelle, Oliver. La Burger est dans l'impossibilité d'assurer votre échéance de fin de mois. »
Murray se jeta hors du fauteuil.
« Pardon ? »
Fischmayer eut un geste apaisant bien que tout sourire se fût gommé de son visage.
« La Hackett doit déjà à la banque 42 millions de dollars. Le conseil d'administration a jugé que votre découvert était trop important pour aller plus loin sans garantie solide. Je suis désolé.
— C'est une plaisanterie ? siffla Murray en tentant de contrôler sa respiration. Nous marchons comme ça depuis des années ! Nous sommes votre meilleur client !
— Croyez bien que nous regrettons. Vous comprendrez qu'avec un débit de 42 millions, il nous soit difficile de vous en avancer 40 autres.
— Mais, monsieur Fischmayer, ce n'est pas possible ! Nous n'avons jamais eu le moindre différend ! C'est ridicule ! Les avoirs de la Hackett se montent à des centaines de millions de dollars !
— Certes. Peut-être avez-vous trop investi ? Votre politique d'expansion est sans doute remarquable, mais cette fois, notre conseil d'administration n'a pas suivi.
— Guet-apens ! glapit Murray en pointant un doigt accusateur. Si telle était votre intention, il ne fallait pas attendre la dernière minute pour nous prévenir ! Vous nous mettez dans une situation impossible !
— La Hackett est une entreprise saine, Oliver.
— Cessez de m'appeler Oliver !
— Sur votre réputation, il vous sera facile de trouver de quoi faire face à votre échéance.
— 82 millions de dollars en trois jours alors que n'importe quel petit employé ou créancier de seconde zone peut nous mettre en faillite pour cessation de paiement ? Je suis révolté ! Avez-vous bien réfléchi aux conséquences de votre refus ?
— Notre conseil d'administration…
— Qu'il aille au diable ! Je vais immédiatement prévenir M. Hackett de votre lâchage ! Nous verrons bien ce qu'en pense Hamilton Price-Lynch ! Ils sont justement ensemble en France ! Au revoir monsieur ! »
Il se dirigea vers la sortie, rouge d'indignation. Fischmayer ne fit pas un geste pour le retenir. Avant de s'engouffrer dans la voiture qui l'attendait, Murray eut le regard accroché par un encadré à la une du Herald Tribune brandi par un vendeur qui en criait les titres :
De rouge violacé, son teint vira au blême cireux. Il s'empara du journal, ne songeant même pas à se faire rendre la monnaie sur le billet d'un dollar qu'il avait donné au vendeur.
« A la Hackett, vite ! » lança-t-il au chauffeur d'une voix oppressée.
L'estomac tordu, il prit connaissance du texte annonçant l'O.P.A. Il comprit alors l'articulation de l'abominable traquenard que venait de leur tendre la Burger.
Alan ouvrit un œil, regarda autour de lui sans rien reconnaître et s'aperçut qu'il était complètement enroulé autour de Terry. Elle était assise sur le lit, des lunettes sur le nez, lisant son livre favori. Il referma les yeux, resserra son étreinte.
« Quelle heure est-il ?
— Quatre.
— Du matin ?
— De l'après-midi. »
Elle était nue et tiède.
« Je suis réveillée depuis des heures, murmura-t-elle. Je n'ai pas osé bouger de peur de te réveiller. Tu me serrais comme si tu allais te noyer.
— Je ne te crois pas !
— Tu me parlais en dormant, tu m'embrassais… Une ou deux fois, j'ai voulu me lever, tu as failli m'étouffer.
— Terry…
— Oui ?
— Je suis bien… »
Elle se pencha, lui effleura la bouche de ses lèvres, caressa ses épaules.
« Tu veux du café ?
— Je veux toi.
— Je le prépare et je reviens.
— On dit ça !… »
Après le suicide de Nadia, il avait dû rester deux heures à La Volière. La police était arrivée, avait interrogé les nombreux témoins du drame. Il était revenu chez Terry, décomposé. Elle l'avait écouté, réconforté. Il s'était accroché à elle comme à une bouée de sauvetage. Il lui avait fait l'amour comme jamais encore il ne l'avait fait avec personne, quelque chose de profond, d'ininterrompu, de violent et de tendre à la fois. Le sommeil l'avait terrassé dans ses bras, corps à corps, bouche à bouche.