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Elle écarquilla les yeux.

« Où allez-vous ?

— Je m'absente.

— Avec une femme ? Je ne dors pas depuis deux jours !

— Prenez des pilules.

— Alan, j'exige de savoir ! »

Il fit deux pas de côté, feinta et profita de l'entrée d'un groupe de gosses et de nurses pour sauter dans la Rolls.

« Filez, Norbert ! Filez ! »

La voiture démarra. Quand elle atteignit la Croisette, il jeta un regard derrière lui : Sarah courait à sa poursuite !

« Faites un crochet par Juan, Norbert. J'ai un truc à déposer…

— Bien, monsieur. J'ai peur qu'il y ait beaucoup d'encombrements.

— On verra. »

Il débloqua le crochet qui verrouillait une tablette d'acajou, prit un stylo et écrivit sur une feuille de bloc : « Je suis obligé de partir. Je te retrouve dans vingt heures. Attends-moi. Je t'aime. Alan. » Il glissa la feuille dans une enveloppe adressée à Terry, mit une cassette dans le combiné-stéréo, renversa la tête en arrière et se mit à penser à elle. A quoi d'autre aurait-il pu penser ? » Depuis qu'il l'avait rencontrée, les choses qui lui paraissaient importantes auparavant lui semblaient dérisoires. Quoi qu'il fasse, où qu'il fût, les yeux gris de Terry s'interposaient entre lui et le monde.

Elle était la réponse absolue à toutes les questions.

« Juan, monsieur… »

Il guida Norbert, le laissa dépasser le restaurant et le fit stopper sitôt tourné l'angle de la petite rue.

« Gare aux cornets de glace et à la pizza, Norbert ! Les gosses du quartier sont des terreurs !

— Je reste au volant, monsieur. »

Alan revint sur ses pas, pénétra sous le porche sombre et frais jouxtant Chez Tony, escalada trois étages. Il s'arrêta sur le palier, contempla la porte de Terry. Elle était quelque part avec Lucy chez des amis anglais. Il ne put néanmoins résister à son impulsion de frapper : personne. Il plaqua son mot sur la porte à l'aide d'une punaise fichée en permanence dans le bois, adressa un baiser léger à l'enveloppe et redescendit.

Hans, qui s'était caché à l'étage au-dessus en l'entendant monter, écouta décroître le bruit de ses pas. Quand il fut certain que Alan était parti, il dévala les marches, tomba en arrêt devant l'enveloppe, l'arracha de la porte, la décacheta. Il en lut le contenu et déchira la feuille en mille morceaux.

Arnold Hackett se tenait sur le pas de la porte, vieilli, méconnaissable.

« Vous êtes malade, Arnold ? »

Marina lut dans son regard une telle supplication qu'elle en fut remuée.

« Entrez, Arnold… »

Elle l'installa sur le lit où il s'assit lourdement, ne semblant pas s'apercevoir qu'elle était nue.

« Vous avez eu un accident ? »

Il secoua la tête, fit l'effort de grimacer un pauvre sourire.

« J'avais besoin de vous parler, Marina… Vous m'autorisez à rester un moment ?

— Mais bien sûr ! »

Elle lui tapota affectueusement le crâne. Après tout, si elle était là, c'est à lui qu'elle le devait.

« Racontez-moi… »

Il n'avait plus rien du fringant vieillard à qui elle avait dû fermer obstinément sa porte les jours précédents. Sa respiration était sifflante, irrégulière, saccadée.

« C'est votre femme ?

— Non, non…

— Quoi, alors ? Dites-moi ? »

Il chercha ses mots, se mordit les lèvres et lâcha d'une traite en baissant les yeux :

« Je viens de vendre la Hackett. »

Marina le dévisagea avec étonnement.

« C'est ça qui vous met dans cet état ?

— C'est comme si mon enfant venait de mourir. »

Elle lui entoura affectueusement les épaules de ses bras.

« Voyons, Arnold ! C'est plutôt bien… Vieux comme vous êtes… Il faut bien dételer un jour ou l'autre ! Vous avez passé votre vie à travailler, vous allez pouvoir prendre du bon temps !

— Non, pas de bon temps. Je viens de me faire baiser, vous comprenez ? Depuis toujours, c'est moi qui baisais les autres, j'étais le plus fort. On m'a forcé la main et j'ai dû plier. J'en suis malade.

— On vous a ruiné ?

— Oui.

— Il ne vous reste rien pour vivre ? demanda-t-elle sur un ton apitoyé.

— Très peu.

— Combien ?

— J'ai tout bradé pour 70 millions de dollars.

— Seigneur ! Mais c'est énorme !

— Énorme ? s'indigna-t-il en sortant de sa torpeur. La masse de mes titres en vaut 200 !

— 200 ou 70, ça change quoi ?

— J'ai perdu mon affaire ! Je suis seul ! Orphelin !

— Il vous reste votre femme.

— Nous ne nous sommes pratiquement pas adressé la parole depuis cinquante ans. Je n'ai plus de but.

— Qu'est-ce qui vous empêche de remonter d'autres usines ? Avec 70 millions de dollars, vous pouvez racheter la General Motors !

— Je suis cassé, Marina. Pire que si j'étais chômeur.

— On n'en meurt pas ! J'ai un ami qui s'est fait vider de la Hackett… »

Elle cessa de parler, interdite : pour la première fois, elle faisait le rapprochement entre la firme Hackett, dont Alan était l'employé, et Arnold Hackett, le pitoyable amoureux qui venait chercher réconfort chez elle. Hackett et Arnold Hackett, c'était la Hackett !

« Ça alors, c'est marrant ! C'est vous, Hackett ?

— Vous ne le saviez pas ?

— Mais non !

— Hackett, c'est moi ! affirma Arnold comme pour s'en convaincre. Enfin, c'était moi…

— Vous êtes un beau salaud ! Vous mettez les gens à la porte ! Vous connaissez Alan Pope ? »

Hackett tressaillit comme si on l'avait assis sur une plaque chauffée au rouge.

« Pope ?

— Qu'est-ce qu'il vous avait fait, Pope ? Il n'y a pas plus gentil ! Il était bien noté chez vous ! Il s'est retrouvé privé de travail, sans raison !

— Dans quel service était-il employé ? articula mécaniquement Hackett.

— Département comptabilité.

— A New York ?

— Oui, New York. C'était mon petit ami.

— Pourriez-vous me donner à boire, Marina ? De l'eau, juste un peu d'eau… »

Pendant qu'elle se rendait dans la salle de bain, il porta à sa bouche l'une de ses pilules et se mit à fixer intensément le ciel.

Elle revint, fit le tour du lit, posa le verre sur la table de nuit.

« On a vécu ensemble. Malheureusement, je suis partie avec Harry. Il était d'un égoïsme ! En dehors de sa peinture, il considérait les autres comme des chiens. Même moi ! »

Elle s'allongea sur le lit aux côtés d'Arnold, toujours assis dans la même position, lui tournant le dos. Elle eut un peu honte de le rudoyer alors qu'il étalait sa détresse. Elle lui gratta gentiment la nuque.

« Vous avez fait votre temps, Arnold… Pas de quoi en faire un drame… Vous n'êtes pas le premier à qui ça arrive. Place aux jeunes ! »

Elle accentua machinalement le va-et-vient de ses ongles sur le cuir tanné de sa boîte crânienne. Elle perçut très nettement le frisson qui le parcourait, craignit d'avoir franchi la frontière subtile délimitant la camaraderie affectueuse du désir sensuel. Elle retira sa main de peur qu'il ne lui saute dessus pour lui prouver que, malgré son âge… Il ne fit pas un mouvement.

« Achetez-vous un bateau… Jouez au golf… Pour ce qui vous reste à vivre, autant faire des choses qui vous plaisent. Non ?… Arnold ? »

Il garda le silence. Rassurée, elle lui étreignit l'épaule. « Arnold ?… »

Elle accentua sa pression. Il bascula lentement sur le côté.