Sharko cliqua sur des images, fixa l’horrible poisson qui lui faisait face sur l’écran. Un diable noir, qui repérait ses rares proies grâce aux vibrations de l’eau. Parfaitement immobile, il leur tombait dessus quand elles passaient à proximité et les dévorait de ses crocs acérés.
Le flic regarda ses avant-bras : Lucie avait raison, il avait la chair de poule. Il essaya malgré tout de réfléchir encore un peu. Pour résumer, les coordonnées GPS menaient aux monstres des abysses. S’agissait-il seulement d’une symbolique en rapport avec les trois cercles ? Un moyen de dire que, au fond, dans l’obscurité, dans les derniers cercles, ne restaient que les êtres les plus pervertis, les monstres cachés qui attendaient leur heure pour agir, sous les ordres d’un maître unique appelé Homme en noir ?
Où était la fameuse Chambre noire ? Que représentait-elle ? Quand vous serez entré dans la Chambre, vous ne pourrez plus en sortir. Elle a ce pouvoir.
Cette Chambre l’intriguait, le faisait rager. Sharko ne trouva pas la solution, il avait beau chercher, il ne comprenait pas le sens de cette énigme. Il ferma le navigateur, éteignit son écran puis avala le reste de son whisky, cul sec. Il s’allongea sur le canapé et se blottit sous une couverture.
Qu’il ouvrît ou fermât les yeux, le diable noir était là, devant lui.
Et il déployait sa gueule en grand pour le dévorer.
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Lundi 2 décembre 2013
Alexandre Jacob avait l’impression d’avoir passé la pire journée de sa vie.
Au beau milieu de la nuit, il était assis dans son bureau, seul, la porte fermée. Il était solide et savait encaisser. Mais cette fois, la lumière agressive du néon lui tapait sur le système. Il ne la supportait plus. Un cauchemar éveillé, voilà ce qu’il vivait depuis des jours. Le plus catastrophique des scénarios était en train de se mettre en place, et si d’ici quelques heures les ultimes résultats du spectromètre de masse confirmaient ce qui se profilait de plus en plus comme une évidence, alors…
C’était impensable, et même son esprit cartésien, habitué aux alertes sanitaires, ne parvenait pas à concevoir ce qui risquait de se passer. Depuis des dizaines d’années, les menaces de bioterrorisme étaient bien réelles mais n’avaient jamais atteint cette envergure. Il était question de centaines de milliers de vies, peut-être des millions.
Ses yeux hagards, vides de toute lumière, se portèrent sur l’e-mail qui arriva dans sa messagerie électronique. Il provenait de la direction de la police judiciaire et avait pour intitulé « Affaire grippe des oiseaux : profil des deux principaux suspects ». Il était suivi d’un point d’exclamation rouge, noté comme urgent. Jacob reçut dans la même minute un SMS l’invitant à lire ses e-mails. Il était 1 h 25.
Jacob prit connaissance du message qui lui demandait de se connecter avec un compte que lui avait fourni Lamordier, dans un espace sécurisé sur l’extranet du serveur de la police judiciaire, là où il avait déjà déposé les photos du laboratoire clandestin. Ce qu’il fit.
Il eut alors accès à divers documents, dont ceux établis par Jacques Levallois et le lieutenant Franck Sharko, ce flic à l’air rude et cabossé qu’il avait déjà croisé à plusieurs reprises. Dans le calme de son bureau encombré de la paperasse de ces derniers jours, et malgré la fatigue physique et morale, il se concentra sur la fiche de Levallois, puis sur celle de Sharko.
Dès lors, les variations lumineuses qui frappaient ses rétines et venaient se compartimenter dans le cortex visuel de son cerveau réveillèrent d’autres zones liées à la mémoire, aux émotions et à l’analyse. Dans sa tête, des signaux induits par sa lecture de la seconde fiche — celle concernant l’Homme en noir — s’allumèrent les uns après les autres, comme des balises accueillant un bateau rentrant au port.
Alexandre Jacob porta une main à son front quand le cortex visuel généra une image, ou plus précisément un portrait qui explosa derrière ses rétines.
Il relut plusieurs fois le rapport pour s’assurer qu’il ne faisait pas fausse route. Les Nègres, l’Afrique, les empoisonnements, les idées de sélection, de nettoyage, d’eugénisme… Les policiers recherchaient un monstre qui avait beaucoup voyagé, un génie du Mal, un individu qui n’exprimait aucun scrupule à tuer, à corrompre, à anéantir.
Ça pouvait être lui.
Le chef du Groupement d’intervention microbiologique mit quelques secondes à réaliser puis, d’une main tremblante, décrocha son téléphone.
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Une demi-heure plus tard, Jacob alla chercher Nicolas Bellanger et Claude Lamordier au poste de sécurité de l’Institut Pasteur.
— Venez.
Il s’éloignait déjà, évoluant sur le parking où ne subsistaient qu’une poignée de véhicules. La nuit, les bâtiments de Pasteur étaient sinistres, et Nicolas eut un nouveau frisson en songeant aux monstres microscopiques cloisonnés entre les murs. Il y avait ici de quoi anéantir l’humanité. La lune apparaissait par intermittence dans le ciel, voilée de nuages qui semblaient tous fuir dans la même direction.
Lamordier vint à ses côtés.
— Quel est votre niveau de certitude sur l’identité de l’Homme en noir ?
— On n’est jamais sûr. Mais s’il fallait donner un nombre, je dirais 90 %.
Nicolas serra les poings le long de son corps. Neuf chances sur dix, c’était énorme.
— Des nouvelles de la bactérie du laboratoire clandestin ?
— Je préfère attendre les résultats qui tomberont tôt dans la matinée avant de vous communiquer quoi que ce soit.
— Vous pouvez au moins nous donner une indication ?
Jacob ouvrit la porte principale d’un grand bâtiment et leur laissa le passage.
— Ça s’engage mal.
Ils se suivirent en silence. Nicolas avait la gorge serrée, des nœuds au ventre. La possibilité que la peste se répande dans la population et la mort de Camille ôtaient toute forme de satisfaction qu’il aurait pu ressentir à ce moment-là de l’enquête, celui où le lasso se resserrait autour du grand coupable. Le chef du GIM avait-il vraiment identifié l’Homme en noir ? Le jeune capitaine de police allait-il, d’ici quelques minutes, être confronté au monstre qui avait réduit son existence à néant ?
Une fois dans le bureau, Jacob invita les policiers à s’asseoir, s’installa face à eux et tourna son écran dans leur direction. Un visage apparut. Nicolas fixa avec une intensité rare les traits pixellisés qui ne lui disaient rien. L’homme, âgé d’une quarantaine d’années sur le cliché, avait des yeux d’un noir sans nuance, deux véritables puits qui semblaient absorber la lumière. Une barbe noire taillée au carré, comme celle des légionnaires qui défilent sur les Champs-Élysées, le 14 Juillet. Deux profondes rides horizontales entaillaient son front, pareilles à des coups de machette. Nicolas sentit un courant glacé dans son dos. Camille avait-elle croisé ce regard dément avant de mourir ? Était-elle partie avec, pour ultime image, cette figure diabolique ?