— Qui est-ce ?
— Josh Ronald Savage. Né en 1950 à Pretoria, brillant médecin militaire spécialisé en cardiologie. On ne connaît pas grand-chose de sa jeunesse. Père afrikaner d’origine française, mère sud-africaine, Savage va devenir un haut responsable du programme de recherche biologique et chimique d’Afrique du Sud à la fin des années soixante-dix. Un individu qui est soupçonné de s’être livré à de terribles expérimentations, d’avoir assassiné en masse et empoisonné des milliers de Noirs.
Les années soixante-dix, l’Afrique du Sud, l’Apartheid, les armes biologiques… Nicolas tenait difficilement en place sur sa chaise. Leur sinistre quête allait-elle finir par aboutir ? Jacob poursuivit ses explications :
— Il faut savoir que toutes les grandes nations ont développé leur programme d’armement biologique. Celui de l’Afrique du Sud a été instauré, à l’origine, pour lutter contre les guerres civiles qui risquaient de provoquer l’effondrement du pays. Les services secrets ont rassemblé les meilleurs chercheurs et médecins pour mettre au point les armes les plus mortelles. Ces scientifiques ont fait preuve d’une ingéniosité à toute épreuve quand il s’est agi de décimer les populations rebelles noires : empoisonnement des points d’eau avec le choléra, vêtements imprégnés de bactéries mortelles et distribués aux militants. En 1979, le bacille du charbon, le fameux anthrax, décime trois cent mille bêtes dans les zones rurales de Rhodésie et affame la guérilla. L’État sud-africain nie toute implication, on parle de cause naturelle, le bacille du charbon se trouvant à l’état brut dans certains sols. Comment prouver l’implication du pays ? Impossible. Mais les monstruosités ne s’arrêtent pas à des expériences en grandeur nature. Près de Mount Darwin, il aurait existé un centre de détention secret où l’on aurait administré à des cobayes différents agents biologiques mortels.
— Et Josh Ronald Savage y participe ?
— On ne connaît pas bien son rôle à cette période où il n’est pas encore le chef du programme biologique et chimique. Le pays, avec sa politique d’Apartheid, est opaque. Savage est sollicité très tôt par l’armée, il mène des recherches. On sait, d’après des documents, que les germes le passionnent depuis son plus jeune âge. Il accède à des données confidentielles, des papiers attestent de sa présence dans les camps secrets. Ce dont on est certains aujourd’hui, c’est qu’il a été à la tête du projet Coast, un projet top-secret « défensif » d’armement biologique né en 1981 en Afrique du Sud. Dans le cadre de sa mission, Savage va d’abord parcourir le monde pour recueillir à l’étranger des informations secrètes sur les programmes d’armement biologique des pays occidentaux et de l’URSS. Il assiste à de nombreuses conférences au Texas, à Taïwan, en Israël, en Allemagne, en Grande-Bretagne, en France… Il se tisse un réseau incroyable de contacts et de partenaires. Il est intelligent, persuasif et fin négociateur…
Plus Jacob parlait, plus Nicolas était persuadé que Savage était leur homme. L’âge, le profil, les voyages à travers le monde… De nombreux éléments de sa personnalité correspondaient. Le Sud-Africain paraissait à la hauteur pour endosser le costume de l’Homme en noir.
— … Dans un centre de recherche vétérinaire situé à quinze kilomètres de Pretoria, Savage va diriger une centaine de personnes dans des laboratoires de sécurité de niveau 3 et 4. Tout au long du projet, il ne donnera que des ordres verbaux. Officiellement, le projet Coast n’existe pas.
Jacob remit son écran en place. Il avait les yeux injectés de sang.
— On l’a surnommé le « Docteur la Mort ». Savage avait des obsessions : anéantir toujours plus, avec efficacité. Vite et bien. Se prendre aussi, quelque part, pour Dieu en jouant avec les armes de la nature. Il est l’exemple même de la dérive scientifique. En plus d’essayer de manipuler génétiquement des micro-organismes, comme la toxine botulique, les gangrènes, le charbon, la peste, Savage a cherché à créer des armes biologiques ethniques.
— Vous voulez dire des microbes qui ne ciblent que les populations noires ?
— Exactement. Dans un but de stérilisation et d’extermination.
— Il y est parvenu ?
— Sans doute. Mais on a toujours le problème des preuves, des témoins. On sait qu’il a dirigé le SAMS, le Service médical de l’armée sud-africaine. Que ce service a fait de nombreuses recherches sur la mélanine, le pigment de la peau, qu’il a mené de nombreuses opérations clandestines. Que des villages entiers, coupés du monde, ont été décimés par des maladies foudroyantes, sans qu’il y ait jamais de preuves tangibles. Que dans certaines campagnes les enfants ne naissaient plus, que les mères étaient devenues stériles de façon inexpliquée. À cette période, des drogues comme l’ecstasy et le méthaqualone apparaissent massivement dans les centres-ville à forte population noire. On soupçonne Savage de les distribuer en quantité astronomique, d’arroser les dealers. Conséquence : les échanges sexuels se multiplient, le SIDA fait des ravages. Parallèlement, de nombreux opposants au régime d’Apartheid meurent dans des conditions douteuses. On pense à des empoisonnements qui ne laisseraient aucune trace, ou en tout cas qui n’étaient pas détectables à l’époque. Et chaque fois, l’ombre du « Docteur la Mort » plane, son nom est susurré du bout des lèvres…
Jacob s’arrêta de parler. Nicolas vit à quel point le scientifique était perturbé par ses propres propos.
— … À la fin de l’Apartheid, au début des années quatre-vingt-dix, quand le projet Coast sera démantelé, la plupart des agents infectieux étudiés dans les laboratoires haute sécurité d’Afrique du Sud auront disparu. Mais on découvrira un arsenal de trouvailles toutes plus originales les unes que les autres. Objets à but purement « expérimental », signalera Savage, utilisant des poisons, des toxines. Il y aura, entre autres, de la lessive en poudre explosive, des cannettes de bière ou du lait empoisonnés au thallium, des cigarettes contenant des spores d’anthrax, des parapluies contaminés au venin de mamba noir et… des chocolats au cyanure. Savage adorait ces petits « gadgets ».
Nicolas et Lamordier échangèrent un regard grave. Jacob secoua la tête.
— Je n’arrive pas à y croire. Savage est un personnage du passé, il aurait aujourd’hui 63 ans. Comment peut-il…
Il ne termina pas sa phrase, pensif.
— Il n’a pas été arrêté ? demanda Lamordier.
Jacob répondit avec un temps de retard. Son regard était perdu sur son écran. Aspiré par les yeux du Docteur la Mort. Il revint vers ses interlocuteurs.
— Si, au départ. Une commission « Vérité et Réconciliation » a été chargée de faire la lumière sur les années Apartheid et sur ce projet d’armement biologique. Savage a eu plus de quarante chefs d’inculpation contre lui, avec, entre autres, assassinats, kidnappings, empoisonnements, trafic de drogue, utilisation d’armes biologiques à but offensif, etc. Il a cumulé les pires déviances. Il a été traduit devant la Haute Cour de Pretoria, présidée, devinez, par un ancien magistrat blanc du régime de l’Apartheid…
— Forcément, ça aide.
— Savage répétera toujours que le projet Coast avait été développé dans un but purement défensif et niera avoir soutenu la moindre action offensive. Les questions cruciales de prolifération de matériaux dangereux, de recrudescence de maladies dans les populations noires, de transfert de savoir-faire à des groupes privés ou des régimes étrangers resteront sans réponse. Les microbes sont invisibles, il est vraiment très compliqué de rassembler des preuves. Pourtant, certains scientifiques engagés sur le projet Coast et placés sous la responsabilité de Savage confirmeront le caractère offensif de la mission. On retrouvera des documents confidentiels relatant les méthodes d’empoisonnement et d’assassinats, mais il ne s’agissait là que de… méthodes, justement, et non de preuves tangibles. Après trente mois de procès, Savage est acquitté et reçoit l’amnistie. L’État sud-africain fera appel devant la Cour suprême, mais cette dernière refusera un nouveau procès. Savage est aujourd’hui libre comme l’air.