— On a douze hommes dans l’équipe d’intervention, fit Fagundes, avec nous quatre ça fait seize. La police n’est jamais entrée dans Tamboré 0, mais on dispose d’images précises des lieux. Les instructions sont d’attraper Josh Ronald Savage vivant et de le mettre en garde à vue. Nous vous laisserons l’interroger une fois au poste.
— Très bien.
À l’arrière avec Casu, Franck ôta sa veste et ouvrit le col de sa chemise. Il devait faire dans les 24 °C.
— Tout va aller très vite maintenant, souffla Casu en l’imitant. On arrive au bout.
Bertrand était fatigué par le voyage, mais l’excitation brûlait au fond de ses yeux. Il s’était investi plus que de raison dans cette enquête.
— Tout va aller très vite, répéta Sharko dans un profond soupir. C’est notre affaire, et on n’est que spectateurs. On ne maîtrise rien, on suit comme des bons chienchiens. Savage ne sera extradé qu’après de longues semaines de procédures, et les Brésiliens ne nous transmettront que les informations qu’ils voudront bien nous donner.
— L’essentiel est d’en finir, tu ne crois pas ? Et de mettre Savage hors d’état de nuire.
— Les graines qu’il a semées continueront à germer.
— Mais il n’y aura plus personne pour les arroser et elles finiront par mourir.
Il avait peut-être raison, finalement. Franck Sharko appuya l’arrière de sa tête contre le siège et se laissa envelopper par les lueurs de la ville. Les lumières des gratte-ciel montaient si haut qu’elles se confondaient avec les étoiles. São Paulo paraissait interminable. Le policier se rappelait Buenos Aires, l’année précédente. Même démesure, même folie. À côté des mégapoles sud-américaines, Paris ressemblait à un village.
Ils s’approchaient de leur destination. Le paysage changea aux abords de la banlieue nord, après plus d’une demi-heure de route. Aux buildings se substituèrent d’immenses murs d’enceinte gris surmontés de barbelés, passablement éclairés, qu’ils longèrent sur des kilomètres et des kilomètres. Casu était impressionné.
— Je crois que c’est la fameuse Alphaville. J’ai déjà vu ça à la télé. Plus de quarante mille habitants cloisonnés comme des lapins à l’intérieur de l’enceinte. L’un des plus grands complexes de quartiers sécurisés pour familles aisées du monde.
Sharko songea au film de Godard Alphaville. Une cité désincarnée, à des années-lumière de la Terre… Un ordinateur qui régit toute la ville… Plus de sentiments humains à l’intérieur même de l’enceinte. Franck se dit que la fiction n’était pas si loin de la réalité.
Le paysage changea encore. São Paulo paraissait désormais bien loin. Le béton avait cédé la place à de petites collines, la forêt s’était déployée, dense et odorante. Des allées de lampadaires au design épuré éclairaient des routes larges et bordées de palmiers. Le plus impressionnant était sans doute l’absence de vie. Certes, on était en pleine nuit, mais rien ne bougeait, on ne voyait pas une voiture, pas un animal. Comme si cette partie du monde, pourtant si proche de la mégapole, n’abritait aucun être vivant.
Plus loin apparurent les premières enceintes des complexes Tamboré. Des murailles dans la végétation, des postes de garde pareils à des miradors d’où irradiait un halo orangé, de grosses grilles fermées aux pointes acérées. Les véhicules longèrent les différents îlots sécurisés éparpillés dans la forêt obscure, jusqu’à atteindre le dernier d’entre eux, caché par les arbres. Eduardo Fagundes se tourna vers les deux Français.
— Les équipes d’intervention vont y aller, on suit. Restez bien à l’arrière avec moi, d’accord ?
Sharko n’eut d’autre choix que d’acquiescer. Les voitures se rangèrent le long du poste de garde et douze policiers brésiliens, tous lourdement équipés — casques à visière, gilets pare-balles, fusils d’assaut et chiens —, en jaillirent, le chef en tête. Eduardo Fagundes, son collègue, Sharko et Casu suivirent. En tête de peloton, le leader se précipita vers la guérite où deux gardiens s’agitaient déjà, talkie-walkie à la main. Après quelques secondes, les grilles s’ouvrirent. Tous les policiers se ruèrent à l’intérieur sauf deux d’entre eux, se postant à l’entrée avec leurs molosses, armes le long du flanc droit.
La fin approchait.
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En suivant l’armada silencieuse, Sharko avait l’impression d’évoluer dans un rêve. Les gigantesques demeures subtilement éclairées, les rues trop rectilignes, les boutiques colorées qui se succédaient avaient l’air d’être sans substance, en deux dimensions. L’ensemble lui semblait faux, on aurait dit du carton-pâte.
Tout en courant, il jeta un regard vers un bloc de ciment à un étage sur sa droite qui, dans la nuit, était d’un blanc immaculé. Au-dessus de l’entrée était indiqué « Clinica ». Sharko marqua le pas, interloqué, et fronça les sourcils. Il avait eu l’impression de voir les portes automatiques se refermer.
Casu le poussa dans le dos pour coller au groupe, puis le feu de l’action l’entraîna vers le fond du décor, tandis que des chiens se mettaient à aboyer un peu partout, depuis l’intérieur des propriétés.
Les hommes traversèrent un jardin paysager avant de gagner une allée bordée de fleurs. Ça sentait le paradis. Un gros Range Rover était garé devant l’immense résidence, dont les lumières à l’étage étaient allumées.
Avec des gestes rapides et précis, le leader signala à ses subordonnés de foncer. La porte vola en éclats, le système d’alarme se mit à hurler. Les hommes plaquèrent leurs mains sur leurs oreilles. L’un d’entre eux trouva la sirène qui était trop haut perchée pour qu’on l’atteigne. Alors, il ouvrit le feu. Le calme revint et soulagea les tympans. Ensuite, ils se précipitèrent vers l’étage, torches et fusils braqués, et entrèrent dans la chambre d’où venait la lumière.
La pièce était vide. Sur la droite, un écran allumé, montrant l’entrée de la résidence et les policiers devant, émettait un bip régulier : Savage avait donc été au courant de leur présence. Les policiers fouillèrent l’intégralité de la maison, sans y déceler la moindre trace de vie. Le chef de la brigade d’intervention posta davantage d’hommes devant la grille principale de l’entrée de Tamboré et appela des renforts.
Savage se planquait quelque part dans la résidence.
Les policiers, par groupes de deux, se dispersèrent dans diverses directions. Jardins, allée centrale, murs d’enceinte. Au bout de l’allée de la propriété de Savage, l’œil aux aguets, Eduardo Fagundes tira une cigarette d’un paquet et en proposa une à Sharko et à Casu qui refusèrent.
— Il est pris au piège, il ne sortira pas d’ici. On va l’avoir.
— Dans combien de temps les renforts seront là ? demanda Sharko.
— Plus de trente hommes et un hélicoptère vont arriver d’ici une vingtaine de minutes.
Sharko suivit du regard deux policiers qui se dirigeaient vers la clinique, à une trentaine de mètres.
— Je vais avec eux.
Sharko n’attendit pas que Fagundes lui réponde et se mit à courir dans leur direction. Il les rejoignit avant qu’ils pénètrent dans le bâtiment. Sharko leur parla en anglais.
— Je viens vérifier avec vous. Tout à l’heure, quand on est tous passés en courant, je crois que j’ai vu les portes se refermer. Il y a sans doute quelqu’un là-dedans.