Cette peine de cœur pouvait-elle expliquer l’absence de la jeune femme ?
Oui, mais de là à nous abandonner en pleine alerte…
Amandine sonna à l’Interphone et, comme elle n’obtenait aucune réponse, elle appuya sur des boutons au hasard. On finit par lui ouvrir, et elle grimpa au deuxième étage. Elle cogna à la porte, sans succès. Nouveau coup de téléphone. La sonnerie à l’intérieur de l’appartement confirmait bien ce qu’Amandine pensait : Séverine était là, recluse chez elle.
— Ouvre, Séverine. C’est Amandine.
Rien. Pas un bruit. Amandine insista et tourna la poignée.
C’était ouvert.
Elle pénétra dans le hall, se dirigea vers le salon. Séverine aimait la sobriété. Tons dominants blanc et gris clair, meubles patinés, sol en béton lissé. Pas de décoration affriolante, tout juste quelques statuettes qu’elle avait rapportées d’un voyage en Afrique. Amandine remarqua les bouchées de chocolat posées sur la table basse : Séverine en emportait toujours au laboratoire, son péché mignon. Et puis il y avait des CD partout. Du classique qu’elle écoutait parfois avec des écouteurs, devant sa paillasse. L’une des boîtes était ouverte, proche de la chaîne hi-fi. Hector Berlioz, La Damnation de Faust. Amandine connaissait cette partie du mythe : Faust est désespéré, il est possédé par le « mal du siècle », cette incapacité à atteindre le bonheur. Surgit alors Méphistophélès qui le convainc de le suivre dans une aventure pour reconquérir les plaisirs de la vie…
Amandine sentit sa gorge se nouer. Plutôt glauque, pas le genre de musique que l’on écoute les jours de fête, mais plutôt avec du Xanax dans la main. En revenant vers le hall, elle trouva le téléphone portable posé sur le meuble à chaussures.
— Séverine ?
Amandine se sentait mal à l’aise. Trop d’inertie et de silence autour d’elle. Si Séverine était absente, pourquoi avait-elle laissé la porte d’entrée ouverte et son téléphone sur place ? La gorge serrée, elle se dirigea vers la chambre.
Accélération des pulsations. Puis le choc.
Séverine était immobile, recroquevillée sur les draps. Une mousse épaisse recouvrait ses lèvres. À ses côtés, des traces de vomissure, des boîtes de médicaments ouvertes, des gélules partout.
Amandine se précipita en criant. Elle porta ses doigts à la gorge glacée de la jeune femme.
Pas de pouls.
Morte.
Amandine se recula, tétanisée.
À droite du corps, il y avait une feuille avec un stylo.
Un seul mot était écrit en grand sur le papier.
[30]
Sharko s’était garé le long du quai Saint-Bernard, tout proche du QG de la Brigade fluviale.
Une fois à l’air libre, il respira un bon coup, comme pour se purger de tous les microbes qu’il aurait pu respirer dans les couloirs de la Brigade criminelle. Il n’en revenait toujours pas de cette histoire de grippe volontairement répandue, de virus informatique, de l’Homme en noir qui les avait dans le collimateur.
Les meurtriers évoluaient aussi vite que les technologies, ils s’adaptaient à leur monde, aux monstrueuses possibilités qu’il offrait. Sharko sentait ses poils se dresser chaque fois qu’il pensait à ce que lui avait raconté l’expert en informatique, à ce terrible fourre-tout où pouvaient se nicher les pires déviances, où les pervers, les hackers, les délinquants d’un nouveau type œuvraient dans l’ombre. Dire que n’importe quel quidam pouvait désormais y accéder ! Le Darknet était comme une nébuleuse qui grossissait et piégeait toujours plus de matière.
De surcroît, plus rien n’allait au 36 où l’ambiance était électrique. Les services étaient comme paralysés de l’intérieur, certains flics avaient peur, mais la plupart avaient la rage. Depuis quelques heures, on ne parlait plus que de cette affaire dans les couloirs, on essayait de s’informer, de comprendre. Les dossiers en cours n’avançaient plus.
Sharko s’aventura sur les pontons flottants qui menaient à un gros bloc monolithique blanc. Des Zodiac et une vedette rapide ballottaient sur l’onde, des combinaisons de plongée séchaient le long de gros câbles tendus sur le pont des bateaux. Les flics de la Fluviale vivaient littéralement sur l’eau. Des hommes capables de plonger, de sonder, de piloter toutes sortes de bateaux. La Seine regorgeait de trésors — cadavres, voitures, meubles — et était aussi une voie privilégiée pour tous les types de dérives.
L’officier qui avait accueilli le SDF venu signaler la disparition de deux de ses compagnons s’appelait Christian Tourbier. Comme il était parti en mission jusqu’au soir, enquêtant sur un trafic d’œuvres d’art transitant par les canaux, ce fut Jérémy Klansky, son collègue, qui accueillit Sharko.
Klansky était un colosse blond à la poigne ferme et à la peau des mains fripée, comme celle d’un chat sans poils. Il offrit un café au lieutenant, puis les deux hommes se rendirent au bord du fleuve, juste en face de la jonction entre la Seine et le canal Saint-Martin. Le quai de la Rapée, avec l’imposant Institut médico-légal dont Sharko était sorti voilà quelques heures, se trouvait juste en face.
Klansky désigna le pont Morland, qui marquait l’entrée du port de l’Arsenal.
— Le SDF qui est venu voir Christian squatte à proximité de l’écluse, juste là-bas, dans les renfoncements des locaux techniques de la ville ou sous les ponts.
Sharko observa plus précisément. Malgré la clarté du jour, l’endroit était plongé dans l’obscurité la plus totale, tant l’arche du pont était basse. Sur le dessus de l’édifice était inscrit, en lettres dorées : « CANAL SAINT-MARTIN PORT DE PLAISANCE DE PARIS ARSENAL ».
— C’est un endroit glauque à souhait, là-dessous, poursuivit le flic de la Fluviale. Le soleil n’y pénètre jamais, pas grand monde s’y aventure, hormis les SDF. De manière générale, les gens qui se promènent dans le coin sont des touristes égarés ou des sportifs courageux qui s’entraînent sur les quais. Allez jeter un œil, vous allez probablement le trouver. Christian m’a dit qu’il s’appelait Jasper, il a un vieux chien avec lui.
— Très bien.
— Vous voulez que je vous accompagne ? Le coin n’est pas très sûr et…
— Ça va aller.
[31]
Sharko traversa à pied le pont d’Austerlitz et longea le boulevard Georges-Pompidou. Un peu au-dessus de la surface du fleuve, on pouvait apercevoir les magnifiques immeubles de l’île Saint-Louis, régal des touristes des bateaux-mouches, ainsi que les plus illustres monuments parisiens.
Mais là, dessous, la crasse, la misère, l’alcool, les shoots de crack et d’héro. Le Paris à deux vitesses.
Le lieutenant de police dénicha un escalier qui le mena au bassin de l’Arsenal. Sur la gauche, des bateaux de plaisance alignés de part et d’autre des berges. Au bout de cette bande d’eau, le quartier de la Bastille. Malgré l’agitation sur les grandes avenues qui passaient à proximité, l’endroit paraissait coupé du monde.
Sur la droite, l’écluse avec en arrière-plan un long tunnel creusé sous le pont Morland.
Le flic prit cette direction-là, doubla l’écluse en marchant sur la berge étroite. Des panneaux interdisaient l’accès. De chaque côté du canal, des renfoncements de béton, des lampadaires, des palissades démolies, des escaliers en spirale qui devaient mener à des zones d’entretien ou de maintenance. Une architecture chaotique, inutile, jamais entretenue. Plus loin, Sharko aperçut des cartons entassés, des sacs remplis de vêtements et une forme plaquée contre un mur décrépit. Deux yeux silencieux, au milieu d’un visage démoli par la rue, le fixaient sans ciller.