Et sur les autres clichés, un homme, une femme et trois garçons d’une dizaine d’années, alignés tous les cinq comme des sardines sur un sol crasseux. Nus. Peau claire, cheveux blonds. Les cinq assassinés de la même façon. Le corps, le visage. Quadrillage de plaies, mutilations.
De l’acharnement bestial.
Cinq nouveaux cadavres sur papier glacé… Où étaient les corps ? Nicolas haletait sous son masque, il étouffait. L’air était lourd, l’atmosphère moite, irrespirable. Il se précipita, courbé, jusqu’à la limite de la pièce et ôta son masque. Mais l’odeur fut dix fois pire. Il faillit vomir. Fortran le rejoignit.
— Je vais appeler une équipe. Les conditions de travail vont être des plus ignobles. On va tirer des photos, faire des prélèvements. Ça ne va pas être simple, vu les difficultés d’accès et l’insalubrité. Et les gars risquent de ne pas vraiment apprécier ce genre d’environnement putride. On bosse parfois dans de sales conditions, mais là…
Il disparut dans le tunnel.
Sharko, lui, restait au milieu de la pièce, bien courbé. Il fallait surpasser l’horreur pour observer et essayer de comprendre.
Pourquoi ?
Nicolas était à l’entrée de la salle.
— Ces crucifix à l’envers… ça renvoie à la chute, la descente aux Enfers. C’est un des symboles du satanisme. De ceux qui vénèrent le Mal absolu.
Le Mal, l’enfer, encore et toujours. Sharko observa la pièce dans son ensemble.
— C’était son coin, ici… Son refuge… Espèce de taré.
Nicolas revint vers la niche et observa les photos.
— On dirait qu’en plus du meurtre à Meudon et de l’enlèvement des SDF il a éliminé une famille complète… Le père, la mère, les trois enfants… Qui sont-ils ? Et pourquoi eux ?
Sharko aussi avait du mal à respirer. L’eau coulait sous ses pieds, la grille vibrait à chacun de ses pas. Il partit sur la droite, se baissa, observa le cerceau d’acier de couleur verte. Il y avait du sang, des lambeaux de peau accrochés au métal. Les prisonniers avaient dû tout faire pour s’en tirer. Quitte à s’arracher la peau, les chairs. Quelles souffrances leur avait-on infligées pour qu’ils en arrivent là ?
— Pourquoi avoir peint ces chaînes ? Pourquoi ces quatre couleurs ? Ça te parle ?
— Encore un mauvais délire de cinglé.
— Ça a sûrement une signification importante. Pour lui, en tout cas.
Sharko soupira et inspira par la bouche.
— Quatre êtres humains piégés ici… Ils avaient à manger, à boire, de quoi tenir quelque temps.
Il se tourna vers son chef.
— Les deux SDF du port de l’Arsenal ont disparu il y a environ un mois. Quant aux deux autres, on ne sait pas, mais probable qu’ils aient été enlevés en même temps. Et notre homme se débarrasse des corps il y a trois jours. Que s’est-il passé pendant tout ce temps ? Qu’est-ce qu’il leur a fait subir ?
Sharko imagina l’homme costumé, armé de griffes, parcourir ces tunnels sinistres, arriver dans ce lieu immonde pour « s’occuper » de ses prisonniers. Il avait dû se réfugier dans sa niche pour fantasmer, observer et peut-être procéder à des rituels sataniques. Puis il était remonté à la surface et s’était mêlé à la population. L’homme achetait son pain, faisait ses courses, embrassait peut-être ses enfants le soir en leur racontant des histoires.
Il tira sur la chaîne verte pour la tendre. Environ deux mètres de maillons incassables, dont l’extrémité était maintenue par un pieu enfoncé dans la roche. Nicolas le regardait agir, il n’arrivait pas à s’accoutumer à l’odeur.
— Quatre malheureuses victimes placées chacune dans un coin. Pourquoi ? Parce qu’on les punit ? On leur reproche quelque chose ? Ou on veut juste les faire souffrir ? En martyriser une pendant que les autres regardent, impuissantes ?
Nicolas Bellanger se frotta le visage.
— J’en ai marre de ces conneries.
Sharko se dirigea vers les autres chaînes et les tira vers le centre de la même façon. Un gros mètre séparait les entraves.
— On dirait que tout est calculé. Ils ne pouvaient pas se toucher. Juste, peut-être se transmettre de l’eau ou de la nourriture, mais ça n’allait pas plus loin. Aucune autre forme d’entraide possible. Aucun moyen de venir au secours de l’autre.
Nicolas frottait ses mains gantées l’une contre l’autre, le latex couinait.
— Tu penses que leur bourreau est un égoutier, c’est ça ?
— Quelqu’un qui connaît les égouts, en tout cas. Qui en possède les plans. Qui peut connaître l’existence de cet endroit abandonné et interdit d’accès ? Puis il y a le casque qu’on a retrouvé, le sulfure d’hydrogène… Le problème, c’est qu’ils sont très nombreux. Rien que pour les égoutiers, ils sont plus de trois cents.
— Au moins, on sait où taper. On peut espérer le retrouver.
— Ça risque de prendre un temps fou.
Nicolas observa une dernière fois la pièce dans son ensemble.
— Sortons de cet enfer.
[45]
La journée avait été éprouvante.
Il n’était que 18 heures, ce mercredi, mais les visages des flics étaient marqués. Les nerfs et le moral de chacun étaient mis à rude épreuve depuis quelques jours.
Nicolas venait d’entrer dans l’open space en compagnie de Camille ainsi que d’Amandine Guérin. Douché, changé. Il était resté plus d’un quart d’heure sous le jet d’eau puissant, histoire de se débarrasser de ces odeurs infectes. Sharko était installé à sa place, au fond de la pièce. En attendant la réunion, il avait téléchargé puis installé le navigateur SCRUB. Il avait ensuite lancé le logiciel et entré l’adresse en.dkw que lui avait laissée Tomeo permettant l’accès au Hidden Wiki et, après un clic, à une incroyable liste de hackers. L’informaticien avait raison : installer SCRUB, naviguer dans le Darknet puis accéder aux pires déviances était un jeu d’enfant. La preuve, même lui y était parvenu et avait jeté un coup d’œil à des contenus qui lui avaient soulevé les tripes. Nicolas se positionna au milieu de la pièce.
— Je vous propose qu’on fasse un point tous ensemble. Amandine Guérin est là pour nous tenir au courant de l’évolution de la situation et nous apporter son soutien scientifique pour l’enquête concernant H1N1. Je l’en remercie, d’ailleurs.
Il échangea un bref regard avec la jeune femme, puis fixa Sharko.
— Et pour notre autre affaire… on en parle après…
Sharko acquiesça en silence, observant Camille qui s’installait à la place de Levallois. Bertrand Casu s’était assis derrière le bureau de Pascal Robillard. Lucie se tenait pas très loin, attentive.
— La conférence de presse de la ministre a duré deux interminables heures. Vous êtes tous au courant des grosses lignes, je suppose ?
— Difficile de ne pas l’être, répliqua Lucie. On ne parle que de ça.
— Amandine, vous nous faites un résumé clair et précis de ce qui s’est vraiment dit ?
La jeune chercheuse s’exprima le plus distinctement possible à travers son masque.
— Il faut savoir que les oreilles des autorités sanitaires de nombreux pays étaient tournées vers la France. Le gouvernement a eu à prendre une décision politique très grave, et ils ont opté pour une semi-transparence.
— Semi-transparence ? s’étonna Sharko. C’est quoi encore, ça ?
— On parle du virus, mais surtout pas de l’acte malveillant, en public tout au moins. Je crois que c’était la meilleure conduite à tenir. La ministre a commencé par expliquer que quelques cas d’une grippe un peu différente de celle utilisée pour fabriquer les vaccins avaient été détectés sur le territoire, que cette souche de grippe avait été repérée chez des oiseaux, ceux retrouvés morts un peu partout en Europe. Qu’elle avait sans doute été transportée par les oiseaux migrateurs. Elle l’a appelée « grippe des oiseaux ».