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Lucie et Sharko échangèrent un regard.

— Ils commettent toujours des petites erreurs.

L’individu passa les contrôles comme si de rien n’était. Quelques mètres plus loin, il s’arrêta et mit son téléphone à l’oreille.

— Il ne parle pas, expliqua Camailleux. Il n’a appuyé sur aucun bouton. Le coup du téléphone, c’est un prétexte pour déambuler et repérer l’endroit discrètement. Attention…

L’homme se tourna et fit face à la caméra. Ses yeux semblaient transpercer chacun des policiers qui l’observaient. Camailleux fit un arrêt sur image.

— Fais coucou à la caméra.

— Bien joué, répliqua Nicolas.

Le commissaire de la SAT ouvrit un dossier et en sortit des agrandissements au format A4.

Gros plans sur le visage. La casquette cachait une partie du front et assombrissait les traits, mais on y voyait correctement le suspect. 35, 40 ans. Des yeux marron, un nez droit et fin, un profil sec et tranchant.

Sharko avait les mâchoires serrées. D’autres clichés montraient l’individu de face et de profil. Ce n’était pas l’Homme en noir, dont ils ne connaissaient rien mais qui était forcément plus âgé, vu qu’il apparaissait, même flou, sur une photo de 1983 et qu’il avait déjà une taille adulte.

Camailleux referma la pochette et la tendit à Nicolas.

— Pour vous. J’ai pour ordre de ne surtout pas diffuser à la presse, sinon on annonce sans détour à la population que la dispersion du virus résulte d’un acte terroriste. En même temps, ça nous permet de garder une longueur d’avance sur le type. J’ai passé il y a deux heures les instructions à l’état-major pour la diffusion nationale urgente, avec un motif bidon mais suffisamment fort pour éveiller l’attention : suspicion d’acte terroriste à venir. Vu la qualité du cliché, on a de bonnes chances de le choper.

La diffusion nationale était une sorte de feuillet qui comportait la date des faits, deux ou trois lignes sur le mode opératoire, l’identité du service à aviser, et la photo du mis en cause. Cette fiche était diffusée à tous les services de police et de gendarmerie par un serveur appelé Sarbacane. Chaque policier du territoire en recevait très régulièrement, et cela pouvait concerner des gens à identifier, des mobiles à recouper, des personnes disparues à retrouver…

Camailleux éteignit son écran et se leva en grimaçant. Il s’était mis à suer à grosses gouttes.

— Je te ramène si tu veux, proposa Nicolas.

— Ça va aller, merci. C’est Charles Marnier qui va prendre le relais, il sera votre interlocuteur. Enfin, s’il ne succombe pas, lui aussi.

Ses collègues lui souhaitèrent bon courage. La grippe l’attendait et allait faire de son organisme un beau terrain de jeu. Masques sur le visage, Franck, Lucie et Nicolas le regardèrent s’éloigner.

Les locaux du 36 se vidaient progressivement.

Sharko s’attarda sur l’individu responsable de l’hécatombe.

Quant à Lucie, elle était partie aux toilettes. Elle ôta son masque et se passa de l’eau sur le visage.

Elle ne se sentait pas très bien.

[48]

Nicolas Bellanger et Camille Thibault étaient rentrés ensemble à l’appartement de Boulogne-Billancourt. Un petit quarante mètres carrés, vue monotone sur des immeubles aux façades grises, un boulevard bruyant qui courait juste en bas. Le couple avait pour projet de changer de logement, s’éloigner encore un peu de la périphérie pour vivre sur une plus grande surface. Camille se sentait mal entre ces murs, à l’étroit, déphasée par rapport à son Nord natal, à sa caserne de gendarmerie de Villeneuve-d’Ascq, avec son parc, ses enfants qui couraient, ses collègues qu’elle connaissait depuis des années. Elle avait rejoint Nicolas parce qu’elle l’aimait, parce que sa vie à lui, c’était le 36. Paris, et rien d’autre. La jeune femme savait qu’elle finirait par apprivoiser cette ville, par entendre les pulsations de son cœur d’acier et de béton, mais il allait lui falloir encore un peu de temps.

Ils avaient commandé des sushis au restaurant du coin, nourri le chat Brindille et pris le journal télévisé en cours de route. On ne parlait que de la « grippe des oiseaux » : la ministre intervenait de nouveau, en direct sur TF1. Sur France 2, on interviewait des spécialistes, des ornithologues, on s’interrogeait sur l’origine du virus. On incitait chaque citoyen à se rendre sur le site du ministère de la Santé pour s’enquérir de la marche à suivre en cas de soupçon, et pour se prémunir de la maladie.

Nicolas secoua la tête de dépit.

— C’est terrible de savoir que les gens qui nous gouvernent mentent. Enfin, je veux dire, on sait tous qu’ils nous mentent en permanence. Mais là, on vit le truc depuis les coulisses. Je ne sais pas combien de temps ils pourront cacher la vérité.

— Ne t’inquiète pas pour eux, ils savent faire. Ça peut tenir des semaines, des mois. Ou ressortir dans des années.

— Un bon gros scandale qui fera des dégâts.

— Et les vrais responsables ne seront peut-être plus là.

Ils dînèrent sans appétit, taraudés par ce qui était en train de se passer. Au 36, dans les rues, dans les égouts de la ville. Après le repas, Camille avala ses comprimés de cyclosporine, des antirejets qu’elle prendrait à vie.

— Merci, Nicolas.

— Merci pour quoi ?

Elle s’approcha de lui et l’enlaça par-derrière.

— Pour tout ce que tu fais pour moi. Tu m’as trouvé un travail. Tu me permets de suivre un peu ce que vous faites, de comprendre ce qui se passe. Tu essaies de me laisser au contact des enquêtes, parce que tu sais que… que ce métier, c’est toute ma vie. Merci de t’occuper de moi.

— C’est vrai qu’un mètre quatre-vingt-trois de caractère, ce n’est pas simple tous les jours.

Il lui sourit, se leva et alla chercher dans la bibliothèque L’Aiguille creuse. Édition originale Pierre Lafitte de 1909 sur papier courant, couverture rouge illustrée.

— Tu te rappelles ce que tu m’as dit quand je te l’ai offert ?

Camille caressait Brindille. Elle interrogea Nicolas du regard. Elle savait, oui, mais elle préférait qu’il le lui répète malgré tout.

— Tu as dit que chaque livre que tu avais lu était comme un éclat de ta mémoire, un petit morceau de ta vie. Tu es comme ce livre, Camille, tu es un morceau de ma vie. Un morceau de moi. (Il posa un doigt sur sa poitrine.) Toi, ton cœur anonyme, vous êtes tout ce qu’il y a de plus précieux à mes yeux. Le reste, ça ne compte pas.

Camille l’embrassa et mit à son tour une main sur sa poitrine, le regard vague. Elle pensa à son donneur qu’elle ne connaîtrait jamais. Cette personne décédée de façon tragique et qui lui permettait de continuer à vivre. C’était si étrange et magique à la fois.

— Je suis sûre que mon donneur était quelqu’un de bien. Je le sens au fond de moi.

— Il l’était, c’est évident.

— Tu crois que… qu’on finira par le coincer, cet Homme en noir ? Avec ce qui se passe, je ne suis plus tranquille.

Elle se dirigea vers la fenêtre qui donnait sur le boulevard et écarta le rideau.

— Il peut être n’importe où. Et s’il s’en prenait à nous ? Et s’il… finissait le travail commencé l’année dernière ?

— Je suis là, OK ?

Lorsqu’ils furent au lit, Nicolas passa ses doigts sur la grande cicatrice verticale qui traversait le torse de sa compagne. Elle ne le repoussait pas, au contraire. Cette marque, c’était la vie. Sa compagne avait eu un parcours tellement compliqué, avec son cœur malade, ses opérations chirurgicales, son adolescence chaotique… Nicolas se demandait parfois comment elle tenait encore debout. Elle était une vraie battante, un sacré morceau de femme. Il n’était pas aussi fort qu’elle, il le savait.