Les hommes disparurent. Le policier fila au deuxième étage, passa devant un vieux matelas posé dans un coin. Odeurs de crack, de drogues dures, de misère. Matériel de shoot. Petites cuillères, allumettes brûlées, bouteilles en plastique vides légèrement fondues. Un type courbé dans un coin. Tremblotant. Sharko le braqua : l’homme n’était qu’une loque défoncée baignant dans sa merde. Il se consumait lui-même, comme un sucre se diluant dans de l’eau.
Le flic se retourna.
Une grosse barre en fer arrivait dans sa direction.
Il se baissa de justesse. La masse d’acier cogna contre le béton, fit valser des débris dans tous les sens. Sharko réagit à l’instinct, fonça tête la première droit devant lui dans un grognement. Son crâne percuta quelque chose de mou. Son agresseur fut propulsé vers l’arrière, le souffle coupé, et tomba au sol. Puis Sharko se prit le plat d’un pied lancé à pleine puissance dans la poitrine. Flash de douleur dans le plexus solaire. L’ombre essaya de se redresser, le flic hargneux fondit dessus et lui envoya un coup de tête, tout en l’écrasant de son poids.
La seconde d’après, il lui braquait son flingue sur la tempe.
— Bouge encore, et je te fume.
L’autre était sonné, il ne chercha plus à se débattre. Sharko avait coincé sa tête dans le pli de son bras gauche et serrait comme un étau. L’individu, pourtant costaud, les muscles saillants, ne pouvait plus bouger. Il comprit que le flic couché sur lui ne plaisantait pas, alors il se laissa faire quand Sharko lui passa les menottes.
— Je veux un avocat.
— Il a la grippe.
Le visage déformé par la colère, Sharko leva la crosse de son arme et cogna. Une fois, deux fois.
Puis il traîna le lourd corps inanimé à l’autre bout du couloir, s’enfonça avec lui dans une pièce noire et le menotta à un tuyau. Il se redressa, haletant. L’homme ne bougeait toujours pas, mais il respirait. Sharko savait qu’à présent les limites étaient franchies. Il ne pouvait plus faire demi-tour.
Un quart d’heure plus tard, les quatre policiers s’étaient rejoints entre les bâtiments. Ils s’interrogèrent du regard.
Rien… Bellanger se mit à aller et venir comme un lion en cage.
— Merde, comment c’est possible ?
Sharko était assis sur les marches, bien plus calme.
— Le mur, le canal, la piste… Les moyens de fuite étaient nombreux.
— Et il peut être planqué n’importe où, fit Charles Marnier. Je vais appeler du renfort pour inspecter les bâtiments. On va finir par l’avoir.
Franck Sharko se redressa en grimaçant, une main sur le dos. Le sprint et la bagarre avaient laissé quelques traces.
— Vous avez son identité ?
— Jacky Dambre, 35 ans. Il habite ici, à Pantin.
— Dans ce cas, foncez chez lui.
Il tendit la main vers la lampe de Marnier.
— Je reste sur place en attendant les renforts.
Il récupéra la lampe. Nicolas leva un sourcil surpris dans sa direction.
— Tu es bien certain ? Vu le merdier au 36, ils risquent de ne pas arriver avant un moment.
— J’ai tout mon temps… Ce sprint m’a mis un coup. Faut que je récupère.
[53]
Après le départ de ses collègues, Sharko remonta en toute hâte dans le bâtiment.
Il fallait agir vite, à l’ancienne. Dambre risquait de passer entre trop de mains avant de cracher la vérité.
Il n’y avait que la peur qui fonctionnait encore. Elle pouvait faire parler les plus durs, et rapidement. Franck avait peut-être perdu en capacités physiques, mais il savait encore frapper là où ça fait mal.
Il se glissa dans le long couloir du deuxième étage. Le camé était toujours à sa place, pareil à une statue de glaise. Le crack l’avait anéanti et il était fort probable que bientôt l’homme y laisserait sa peau. Mais Sharko n’avait plus d’états d’âme, plus de pitié. Trop de fantômes de ce genre habitaient sa tête et l’empêchaient de dormir.
Plus loin, il entra dans une pièce délabrée. Les poignets de Jacky Dambre étaient menottés à un tuyau au-dessus de sa tête. L’individu était revenu à lui. Une sale gueule. Il avait des tatouages à outrance sur les avant-bras. Des reptiles, surtout. Lézards, serpents à gueule ouverte, les crocs bien visibles. Des tas de petits traits parallèles se succédaient au niveau de la nuque. Des scarifications artistiques, ou quelque chose du genre.
— On va discuter un peu, tous les deux. Calmement.
Sharko se plaça debout devant lui, dos à une vitre défoncée.
— J’ai rien fait. Vous n’avez pas le droit.
— De quoi ? Te mettre un petit coup sur la tête, tu veux dire ? Si seulement tu pouvais imaginer tout ce que j’ai fait et que je n’avais pas le droit de faire… (Sharko ricana.) Et pourtant, les délits qu’ils avaient commis, ces types, étaient beaucoup, beaucoup moins graves que les tiens.
Le flic se pencha et s’approcha à dix centimètres de son visage. Cette fois, il ne rigolait plus. Sa haine était sur le point d’éclater.
— Ma compagne est couchée avec 40 de fièvre à cause de ta saloperie de grippe. T’es rentré chez moi, t’as frôlé mes enfants. Tu nous as tous violés, moi y compris. Espèce de fils de pute !
— Je vous emmerde.
Sharko ferma les yeux, soupira pour contrôler ses nerfs. Une veine commençait à battre à son cou.
— On a la preuve formelle que tu as diffusé le virus de la grippe dans le restaurant du Palais de justice, Jacky Dambre, le mercredi 20 novembre. Une belle photo de toi, pris en flagrant délit, circule dans tous les commissariats de France. Tu as déclenché la haine de milliers de flics en t’en prenant à nous. Ton virus va tuer des gens, coûter du pognon, provoquer la peur.
Le visage de Dambre se figea quelques secondes.
— Vous racontez n’importe quoi.
Sharko s’accroupit devant lui.
— Je n’ai plus le temps de discuter.
Il appuya sur l’hématome qui commençait à bleuir sur la tempe de Dambre. L’homme hurla.
— T’as pas remarqué qu’on n’était que tous les deux dans un endroit où personne ne t’entendra gueuler ? Que mes collègues étaient repartis ? Ils doivent arriver chez toi, à l’heure qu’il est. Ils vont retourner ta baraque. Je leur ai expliqué que t’avais réussi à te tirer de ces fichus bâtiments. Personne ne sait que t’es ici, sauf moi. Et, si je le veux vraiment, personne ne retrouvera ton corps. Il y a un canal, juste dehors.
Le flic lui pointa une seringue devant l’avant-bras droit.
— Je l’ai trouvée là où t’as essayé de me défoncer le crâne. Il doit y avoir un tas de belles petites saloperies sur l’aiguille. Mais t’es sûrement au courant puisque les virus, c’est ton truc.
Le visage de Sharko devint un masque sinistre.
— À trois, si tu déballes pas tout, j’enfonce. Pour commencer.
Dambre resta de marbre. Sharko compta.
— Un…
— Vous êtes flic. Vous le ferez pas.
— Deux…
Dambre le défiait du regard. Ne bougeait pas.
— Trois…
Sharko immobilisa l’aiguille à quelques millimètres de la peau. Une goutte de sueur perla à son front. Ses doigts se mirent à trembler. Il fracassa la seringue au sol, tandis que le visage de Dambre se parait d’un sourire mauvais.
— Je m’en doutais.
— T’es un vrai dur, toi. Mais je crois que je suis plus dur que toi. Tu vas voir.
Le flic se rua à l’extérieur de la pièce, les poings serrés. Lorsqu’il revint, quelques minutes plus tard, il tenait une vieille bassine remplie d’eau verdâtre. Il menotta Dambre les mains dans le dos, l’attrapa par les cheveux et lui plongea la tête sous l’eau.