Dambre garda les lèvres serrées, immobile. Il fixait le sol. Sharko s’abaissa au niveau de son champ de vision.
— On finira par le savoir, tout est une question de temps… Et, plus le temps passe, plus ton cas va empirer. On va te charger à mort si tu ne coopères pas. Par contre, si tu nous aides à remonter le réseau, ça jouera en ta faveur. Parle-moi maintenant.
— Vous ne ferez rien pour moi.
— Je peux faire beaucoup, au contraire.
Jacky Dambre réfléchit, puis plongea son regard noir dans celui de Sharko.
— Non, je ne sais pas qui il est, je suis incapable de le localiser. Mais je sais qu’il ira au bout de ses convictions. Qu’il purgera la race, d’une façon ou d’une autre. Il vous hait, vous et les autres.
— Ça ne m’avance pas à grand-chose, tes conneries.
Dambre soupira et ajouta :
— Il est quelle heure ?
— Bientôt 21 heures.
— Il doit me recontacter dans une heure pour une autre mission.
[55]
Phong s’était déjà mis au lit quand Amandine rentra, ce soir-là.
Il n’était que 21 h 30, mais une grosse fatigue s’était emparée de son organisme. Ça lui arrivait de plus en plus souvent. Lorsque la jeune femme rejoignit son lit, elle lut une profonde tristesse sur le visage de son mari. Elle plaqua sa paume à plat sur la vitre. Phong fit de même. Il ne sentit que la froideur du Plexiglas. Amandine vérifia que l’amplificateur était bien allumé.
— Tu sais, j’ai pensé à Séverine toute la journée. À cet homme qui l’a abordée dans un bar avec son plan en tête. Et il y a une question que je n’arrête pas de me poser : comment est-ce qu’il savait qu’elle bossait au CNR ? Séverine, c’était certainement pas le genre à le crier sur tous les toits. Elle…
Phong la regardait droit dans les yeux. Il l’interrompit.
— On pourrait essayer de faire un enfant…
La phrase avait retenti comme un coup de canon. Amandine resta sans voix, secouée par cette brusque annonce.
— … On pourrait faire l’amour sans préservatif. Rien ne nous empêche d’avoir un bébé, ma maladie n’est pas contagieuse, et les dernières recherches tendent à prouver qu’elle n’est pas héréditaire. J’ai 43 ans, je ne sais pas combien d’années il me reste à vivre.
— Ne dis pas ça !
— Il faut voir la vérité en face, arrêter de se mettre des œillères. Regarde-nous, Amandine. Regarde ça…
Il frappa plusieurs fois du poing contre le Plexiglas.
— Combien de temps on va pouvoir continuer à vivre de cette façon ? À nous cacher l’un de l’autre, comme deux rats dans un labyrinthe ?
— On n’est pas des rats dans un labyrinthe. Tu te trompes.
— Qu’est-ce qu’on est, alors ? Je n’en peux plus de fuir ces fichus microbes. De te fuir, toi… Tu m’as coupé l’accès à Internet. Même ici, je ne suis plus libre.
— Je veux juste te protéger.
— Regarde tes bras, ils sont rouge sang, tellement tu as frotté ta peau. Tes gencives sont irritées. T’as des problèmes, Amandine. Ces microbes et tous les cachets que tu ingurgites te rendent folle, et tu ne t’en aperçois même plus. Tout ça, c’est pour moi, je sais bien, mais je ne veux pas te faire de mal à cause de ma maladie.
— Tu ne peux pas dire une chose pareille. Tu n’as pas le droit.
Il écarta sa main de la vitre et tourna sa paume vers le haut.
— Viens me rejoindre. Viens dormir avec moi. Qu’on parle de tout ça. De l’enfant qu’on pourrait avoir. Viens, Amandine. C’est si simple.
— C’est si compliqué.
— Qu’est-ce qui est compliqué ? De me rejoindre ou d’avoir un bébé ?
— Les deux, Phong. Les deux.
Elle baissa les yeux sans bouger cette main toujours collée au Plexiglas.
— Je n’imagine pas notre enfant regarder son père à travers une vitre. Je… ne me vois pas t’empêcher de le serrer contre ton cœur, parce qu’il ramènera des maladies de l’école. Ce bébé, il serait trop dangereux pour toi. (Elle soupira.) Il te tuerait.
Phong la fixa avec froideur.
— Tu es folle.
— Je suis folle de vouloir te protéger ? Rien ni personne ne te fera de mal. On est bien à deux, non ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Pourquoi tu en veux davantage ?
Phong fixa les yeux bleus de sa femme. Il y vit sa colère et sa détermination.
Ses fichues obsessions, qui les détruisaient à petit feu.
Sans rien dire, il bascula sur le côté, appuya sur le bouton de l’amplificateur et éteignit la lumière. Résignée, Amandine décolla sa main de la vitre et se laissa choir dans son lit, en larmes.
Quelle catastrophe ! Ils avaient été tellement heureux, avec Phong. Elle se rappelait encore les grandes réceptions, en robe de soirée, les coupes de champagne, où son mari allait de groupe en groupe pour discuter et la présenter. Il adorait ça, le contact, les échanges, l’amitié… Puis tous ces hôtels où ils avaient dîné, ces grands draps soyeux où ils avaient fait l’amour, ces piscines illuminées la nuit, dans lesquelles ils s’étaient baignés sans penser aux bactéries. Amandine avait encore de beaux cheveux qui lui tombaient jusqu’aux épaules, à l’époque. Elle irradiait de bonheur. Il ne leur avait plus manqué qu’un enfant.
Un enfant… Un mot qui était sorti de son vocabulaire depuis la maladie de Phong. À l’annonce du verdict, deux ans auparavant, Amandine avait compris qu’elle ne serait jamais mère. Entre un bébé et Phong, elle avait tranché.
Tristement, elle laissa le sommeil l’envelopper, sans essayer de lutter. Encore une fois, l’image du cadavre de Séverine s’imposa à son esprit. Son visage blanc… La mousse à la commissure de ses lèvres. Le mot « Pardon » écrit en grand sur une feuille.
Amandine se redressa, le souffle court. Un bruit attira soudain son attention. Elle ne sut le reconnaître, mais elle tendit l’oreille. Elle ne perçut rien d’autre que le ronflement monotone des moteurs des filtres et des humidificateurs, de toutes ces machines qui pompaient, purifiaient, isolant le loft du reste du monde. Elle s’apprêtait à se recoucher quand l’étrange sonorité se manifesta de nouveau.
Elle eut alors la conviction qu’il y avait quelqu’un d’autre dans la maison.
[56]
Amandine alluma sa veilleuse. De grandes ombres étranges se dessinaient au plafond, sur les murs. Seule sa chambre avait une fenêtre qui donnait sur les bois. De l’autre côté de la vitre, entre les murs pleins et le Plexiglas aux gros joints isolants, Phong dormait déjà.
La jeune femme posa ses pieds nus sur le sol froid, enfila son kimono en satin et noua la ceinture autour de sa taille. Dehors, les feuillages s’agitaient, premiers remparts avant les ténèbres de la forêt. Amandine se glissa dans le couloir qui donnait sur son salon. Des leds rouges clignotaient. Contrôleurs d’hygrométrie, d’air, détecteur de fumée…
Son cœur fit un bond lorsque ses yeux s’orientèrent vers un coin de la salle : le détecteur de présence ne s’était pas allumé à son passage, or c’était anormal. Son regard se déporta vers l’entrée au loin, au-delà des multiples remparts de vitres.
Le voyant de la centrale de l’alarme était rouge : elle n’était pas activée.
Impossible. Amandine était certaine de l’avoir fait en rentrant.
Elle alluma les lumières, traversa en toute hâte son salon, ouvrit une porte qui donnait sur un autre couloir vitré. Une bifurcation, deux autres couloirs séparés par une vitre, une porte, puis l’entrée. Amandine activa l’alarme, en mode « Maison ». Deux bips, issues protégées. Elle vérifia dans la foulée que la porte blindée de l’entrée était fermée à clé, c’était bien le cas.