Le flic se sentait seul au monde, abandonné, perdu.
Il cliqua. Le film commença. Nicolas reconnut son salon. La lumière était allumée. La caméra se dirigea vers la chambre, évitant de filmer le lit. Pourquoi ? La porte du dressing coulissa, l’objectif zooma sur les affaires de Camille. Ses robes, ses sous-vêtements. Une main gantée tira un soutien-gorge qui disparut du champ. Nicolas imagina le sadique le tripoter, le renifler.
Visualiser ces images était insoutenable.
L’angle de la caméra pivota ensuite vers le lit. Vide. Les draps étaient défaits… Nicolas retenait son souffle. Où était Camille ?
Direction la salle de bains, encore des plans de vêtements, d’objets intimes. On prit soin d’éviter le miroir, baissant l’objectif au moment opportun. Le flic mit le son de l’ordinateur à fond. Il perçut une respiration. Un souffle régulier, lourd, chargé d’excitation. Un halètement masculin et volontaire, destiné à être entendu par Nicolas. À le faire souffrir. On s’acharnait sur lui, on voulait le détruire, parce qu’il avait osé les défier. Parce qu’il avait fait son job.
L’homme ressortit de la salle de bains. Ça faisait plus de cinq minutes que la caméra filmait. Aucune peur de se faire prendre, aucune précipitation. Des actes mesurés, réfléchis.
Retour dans le salon.
Vision d’horreur. Nicolas écrasa une main devant sa bouche, retenant un sanglot. Camille était au sol devant la porte d’entrée fermée. Inconsciente, bras rejetés vers l’arrière. Elle portait sa nuisette. La caméra s’approcha. Très près. Nicolas imagina l’homme se baisser. Il vit les jambes de Camille s’écarter.
Le rythme de l’horrible halètement qui s’accélère.
Soudain, deux griffes d’acier apparurent dans le champ. Longues, brillantes, courbées, comme des serres d’aigle.
Elles se glissèrent sous la nuisette.
Noir.
Nicolas vomit.
[60]
Sharko détacha ses yeux de l’écran en poussant un profond soupir.
Nicolas se tenait derrière lui, assis dans le canapé, caressant Brindille d’un geste mécanique. Il avait appelé le lieutenant une heure plus tôt, en pleurs, la voix tellement cassée que Sharko avait eu du mal à la reconnaître. Franck avait lui-même réveillé la mère de Lucie, indiquant qu’il partait pour une urgence, et qu’elle ne devait ouvrir à personne sous aucun prétexte.
Avant que son collègue arrive, Nicolas avait frappé à toutes les portes de l’immeuble avec un espoir vain : on n’avait rien vu, rien entendu.
Sharko réfléchissait à voix haute et arpentait la pièce avec nervosité.
— Il a pris la clé de l’entrée, il a emmené Camille, et il a tranquillement refermé derrière lui. Sur la vidéo, Camille était proche de l’entrée, elle a dû ouvrir à son agresseur. Pour pénétrer ici, il a peut-être sonné ou frappé à la porte. Camille est venue, a dû être prudente. Elle n’aurait pas ouvert à n’importe qui vu la situation. Elle a cru que c’était toi ? Ou il s’est peut-être fait passer pour l’un d’entre nous… « Madame, faut que je vous parle de Nicolas Bellanger… Il est arrivé quelque chose… » Un truc dans ce genre-là. Elle ouvre, et là… (Il réfléchit.) Il devait surveiller… savoir que Camille était seule.
Nicolas posa la chatte au sol et leva ses yeux rougis de larmes vers son ami.
— Je ne la reverrai pas, Franck. Pas cette fois.
Sharko vint s’asseoir à ses côtés en lui tendant un whisky bien tassé. Il s’en servit un, par la même occasion. Il était 5 heures du matin.
— Ne dis pas ça, il faut garder espoir. Crois-moi.
Nicolas trempa ses lèvres dans le whisky, le regard vide.
— J’ai un mauvais pressentiment, depuis le début. Comme si… je sentais ce qui allait se passer. Je n’arrête pas de penser à elle. À la peur qu’elle doit ressentir en ce moment… T’as vu ce qu’il a fait à Félix Blanché. Il… lui a lacéré le visage, rempli la bouche de terre. T’as constaté comme moi, au fond des égouts… Les chaînes, les photos, la puanteur… cette famille assassinée.
Il gonfla sa poitrine et souffla avec douleur.
— J’aurais dû être à sa place. Elle n’y est pour rien.
Sharko but une grosse gorgée de whisky. Il en avait besoin, lui aussi.
— Ce soir, on va piéger l’Homme en noir. Et on arrachera Camille de ses griffes.
Nicolas se leva d’un coup, renversant une partie de son verre. Il se mit à aller et venir comme l’avait fait Franck quelques minutes plus tôt.
— Et qu’est-ce qu’on fait ? On attend tranquillement ? On n’a rien, Franck ! Pas un ADN tiré de la salle des égouts, pas une empreinte. Juste le pauvre témoignage d’un SDF.
— Il y a peut-être un ADN ici, quelque part.
Nicolas secoua la tête.
— Et qu’est-ce que les techniciens vont faire ? Découper la moquette en petits morceaux pour la passer au microscope ? J’ai pas fait gaffe, j’ai… foutu mes mains partout. Je ne pouvais pas savoir quand je suis rentré. Et ensuite, j’ai… je ne sais plus…
Il se précipita vers la table basse et écrasa des feuillets sur la poitrine de Sharko. La liste des égoutiers…
— Une liste de trois cent quarante-deux putain d’identités, voilà ce qu’on a. Tiens, vas-y, jette un œil. Que des mecs entre 20 et 40 ans qui crèchent tous en banlieue parisienne. Qu’est-ce qu’on fait avec un truc pareil ? On va les interroger un par un, on perquisitionne chez eux pour voir s’ils n’ont pas un déguisement avec des griffes en acier ? On n’a pas des semaines devant nous. C’est une question d’heures, maintenant.
Sharko s’éventa avec les six feuilles. Des noms, prénoms, âges, adresses. Nicolas avait raison. Interroger tous ces gens qui travaillaient dans les égouts était une procédure extrêmement lourde, qui demandait des moyens et du temps. Et puis, ils ne savaient rien de l’homme déguisé en oiseau. Pas la moindre caractéristique physique, pas un indice. Il pouvait être n’importe lequel d’entre eux. Peut-être qu’il n’appartenait même pas à cette liste.
Nicolas fixait la boîte de cyclosporine sur la table basse, ces fameux antirejets que devait avaler Camille deux fois par jour. Elle pouvait avoir de graves problèmes si elle ne prenait pas son traitement.
— Je ne pourrai pas me retrouver seul, Franck. Ce n’est pas concevable. Elle est toute ma vie. Elle est devenue ma raison d’exister.
D’une main tremblante, il s’empara de L’Aiguille creuse et ouvrit à l’endroit où se trouvait le marque-page.
C’est Arsène Lupin qui parlait.
Nicolas lut mentalement.
« Ne pleure pas, petit. Ce sont là des coups auxquels il faut s’attendre, quand on se jette dans la bataille, tête baissée, comme tu l’as fait. Les pires désastres vous guettent… C’est notre destin de lutteurs qui le veut ainsi. Il faut subir courageusement. »
[61]
8 heures du matin. Réunion quotidienne de crise des membres du GIM.
En quelques jours, le visage d’Alexandre Jacob s’était amaigri, le manque de sommeil se lisait sur ses yeux rouges et ses cernes gonflés. On le sollicitait de tout côté, on voulait des chiffres, des expertises, des comptes rendus.
Et les échantillons à analyser pleuvaient des quatre coins de la France.
— Réunion très brève. Que des mauvaises nouvelles.
Les scientifiques échangèrent des regards inquiets. Johan buvait un café en silence, les yeux rivés sur le visage d’Amandine.