— Ils ont des pistes de leur côté ?
— Il m’a assuré que oui, mais tous leurs dossiers sont en polonais. Il ne veut pas donner d’informations par téléphone, il veut qu’on partage tout et propose qu’on se voie là-bas, à Poznań.
— Et pourquoi il ne se déplace pas, lui ?
— J’en sais rien. Question de budget ?
— Parce que nous, on est super riches, bien sûr.
Sharko regarda la carte, les yeux plissés.
— C’est vite fait en avion. On attend le résultat de notre intervention de ce soir. Si on chope l’Homme en noir, on attrapera cette espèce d’enfoiré qui retient Camille et laisse tous ces morts dans son sillage. Si ça ne fonctionne pas, si on ne retrouve pas Camille, on fera un saut en Pologne. Dis à ce Kruzcek qu’on le tient au courant.
Casu hocha la tête et passa le coup de fil. Sharko fixa la carte une dernière fois. Pourquoi ce taré déguisé en oiseau et évoluant dans les égouts de Paris était-il allé assassiner toute une famille au fin fond de la Pologne ? Qui étaient ces gens ? Quel lien avaient-ils avec leur affaire ? Tant d’interrogations qui rendaient le flic dingue.
Il regarda sa montre. Plus que quelques heures avant la connexion par Internet avec l’Homme en noir.
Sharko se rendit dans l’aile des gardés à vue. Quelques cellules de béton, alignées les unes à côté des autres. Il ouvrit la petite trappe de l’une d’entre elles et jeta un œil à l’intérieur. Dambre était couché sur une planche en bois, les mains derrière la nuque. Il tourna la tête. Lorsqu’il reconnut Sharko, son regard changea.
Le flic eut l’impression que quelque chose de sinistre brûlait au fond de ses yeux. Quelque chose qui ne ressemblait ni à de la peur ni à du remords.
Sharko sentit ses poils se dresser.
Il referma sans parler et trouva Charles Marnier, de l’Antiterrorisme, juste derrière lui.
— Il y a un truc qui cloche avec ce type. On a tous compris que tu lui avais méchamment refait le portrait, or maintenant, il affirme qu’il s’est fait ça tout seul.
Marnier bourrait une pipe avec un tabac fort dont l’odeur imprégnait tout le couloir.
— À moins qu’il ne veuille t’éviter des emmerdes, ce dont je doute sérieusement, on dirait bien que, même enfermé entre quatre murs, cette espèce d’enfoiré a un plan. Il va falloir s’en méfier comme de la peste.
[64]
Amandine marchait, le nez sous le masque, dans les rues du 2e arrondissement de Paris.
Il bruinait, un air humide très désagréable lui frappait le visage. Dans l’obscurité, les passants arpentaient les trottoirs, pressés de rentrer à leur domicile. Aucun d’entre eux ne portait de protection respiratoire, évidemment. Ils se fichaient qu’un virus de la grippe inconnu circule, ils ne se sentaient pas concernés. Et puis, c’était juste une grippe. Les microbes étaient là, autour d’eux, prêts à envahir leur corps, et ça n’avait pas la moindre importance.
Comme Phong, ils n’avaient pas conscience du danger. Jusqu’à ce qu’il finisse par leur tomber dessus.
Qu’ils en crèvent en chialant comme des Madeleines !
Amandine respira un grand coup, elle devait se calmer. Les oublier, ne plus penser à Phong ni à sa trahison et se concentrer sur sa tâche.
En empruntant la rue Poissonnière, elle sentit les prémices de la migraine : un shoot presque imperceptible au fond de son cerveau. Manquait plus que ça. Tout en marchant, elle sortit une petite bouteille d’eau de son sac, avala son comprimé de Propranolol. Elle tourna encore, et finit par trouver la maison médicale. Six plaques de médecins brillaient sur la façade sous l’éclat des lampadaires. Amandine les lut avec attention. Aucune des identités ne faisait partie de sa liste.
Elle réajusta son masque avant d’entrer.
La secrétaire médicale était une femme d’une cinquantaine d’années, aux grandes lunettes rondes retenues à sa nuque par une cordelette marron. Aussi rousse qu’Amandine avait pu l’être, mais il s’agissait sans doute là d’une coloration, vu la teinte foncée de ses sourcils. Elle reluqua Amandine lorsque la jeune femme s’approcha de la paroi vitrée derrière laquelle elle se trouvait.
— Je suis Amandine Guérin, de l’Institut Pasteur. On s’est parlé ce midi au téléphone, au sujet du docteur Lambart.
— Ah, oui. Expliquez-moi.
Amandine sortit une feuille et la poussa dans l’espace sous la vitre.
— J’aimerais que vous jetiez un œil à cette liste, et que vous me disiez si l’une de ces identités vous parle. Je recherche quelqu’un qui aurait pu connaître le docteur Lambart, de près comme de loin.
— Les policiers qui sont venus ici ont dit que quelqu’un avait usurpé son identité, c’est terrible. Vous pensez que celui qui a fait ça est dans cette liste ?
— Disons qu’on explore toutes les pistes.
La secrétaire chaussa ses lunettes et se concentra sur les lignes. Le téléphone sonna à plusieurs reprises, elle nota des rendez-vous, raccrocha, parcourut de nouveau le papier. Elle pointa une ligne en bout de liste.
— Lui… c’est le docteur Hervé Crémieux. C’est le seul que je connaisse.
Elle rendit la feuille à Amandine.
— Mais ce n’est pas le docteur Lambart qu’il fréquente. C’est le docteur Brachelier.
Brachelier… Amandine venait de lire ce nom sur l’une des plaques à l’extérieur. Elle sentit son cœur battre très fort, le sang affluer dans son cerveau. D’après les indications dans la liste, Hervé Crémieux travaillait pour la médecine du travail, dans le 9e arrondissement, à dix minutes à pied d’ici. Ce n’était qu’un nom parmi tant d’autres, mais s’il était vraiment l’amant de Séverine ? Celui qui lui avait fourni tous ces échantillons de grippe à analyser au noir ? Amandine essaya de rester calme, de cacher son excitation. Elle était peut-être sur une piste.
— Ce docteur que Hervé Crémieux vient voir, ce M. Brachelier, il est ici ?
— Non, il est en visite à domicile tout le vendredi. Demain matin, il consulte sans rendez-vous au cabinet, si vous voulez.
— Et… quel genre de relation les docteurs Brachelier et Crémieux entretiennent-ils ?
— Ils jouaient au squash ensemble deux fois par semaine. Le docteur Crémieux venait toujours ici avec son sac de sport pour attendre le docteur Brachelier, on discutait parfois un peu. Un homme charmant.
Elle esquissa un sourire puis détourna la tête vers une femme et son enfant malade qui descendaient de l’étage et se dirigeaient vers elle.
— Vous parlez du docteur Crémieux au passé, fit remarquer Amandine.
— C’est juste que ça fait un bout de temps qu’il n’est pas venu. Je dirais… Plus d’un an, oh oui. Peut-être même deux. J’ignore si les docteurs Brachelier et Crémieux se fréquentent encore. Excusez-moi, mais je ne peux rien vous dire de plus, et il faut que je m’occupe de madame.
Amandine la remercia et disparut.
[65]
Dans la rue, Amandine pressa le pas, direction le 9e arrondissement et les Grands Boulevards. Elle se débarrassa de son masque et mit sa capuche sur sa tête. De curieux sentiments se contredisaient en elle. La peur, l’excitation, le goût de la traque. Elle adorait longer ces façades, se fondre dans leur ombre, mouillée par cette pluie noire comme dans les films, se disant qu’elle était sur une piste, telle une véritable enquêtrice. Elle ignorait encore précisément ce qu’elle allait faire, mais elle fonçait, réagissant à l’instinct, mue par l’adrénaline. Elle voulait être certaine de ne pas se tromper avant d’aller voir les flics. Avoir une preuve, quelque chose qui pourrait lui faire dire : « C’est lui qui se fait passer pour Lambart. C’est Crémieux. »