Nicolas ne réagit qu’à moitié. Sharko le doubla et se dirigea vers l’ouverture éclairée, priant de tout son cœur pour qu’il se soit trompé.
Faites que ce ne soit pas ça… Faites que ce ne soit pas ça…
L’espace de quelques secondes, il songea à sa femme, Suzanne, au calvaire de sa disparition et de sa découverte six mois plus tard, démolie, folle… C’était comme un film en accéléré dans sa tête.
Il brandit son arme devant lui lorsqu’il aperçut l’ombre d’une silhouette derrière un grand drap blanc suspendu au plafond par des crochets. Le tissu occupait toute la largeur de la pièce, positionné comme un écran de cinéma. Dans les secondes qui suivirent, tous les flics se précipitèrent et pénétrèrent dans la salle. Nicolas haletait.
Ils se figèrent, les armes brandies, prêts à ouvrir le feu.
La silhouette était immobile, probablement éclairée par-derrière pour créer un effet d’ombre chinoise sur le drap. Située à un mètre au-dessus du sol. Comme si elle volait. Bras écartés…
Crucifixion.
Sur le drap était dessiné, en grand et sans doute avec du sang, le symbole des trois cercles.
Les flics se regardèrent un moment sans bouger, comme pétrifiés. Sharko avança au ralenti, incapable de déglutir. Il se tourna vers son capitaine de police qui le fixait. Franck eut l’impression qu’au plus profond de son être Nicolas savait. Qu’une parcelle de son esprit avait déjà compris, mais qu’une autre refoulait cette vérité qu’il s’apprêtait à découvrir.
Le flic reprit sa marche et avança vers le grand drap blanc suspendu, qu’il contourna avec prudence.
Vision d’horreur au milieu de l’enfer.
En un geste réflexe, il retourna aussitôt de l’autre côté du drap et posa une main sur la poitrine de Nicolas qui s’apprêtait à franchir la frontière.
— Non, n’y va pas.
Nicolas attrapa le poignet de Sharko.
— Me dis pas que c’est elle, Franck. Me dis pas ça…
Franck ne bougeait pas, les lèvres serrées, obstruant le passage. Les autres flics, derrière, étaient eux aussi immobiles, comme si le temps s’était soudain arrêté. Comme si personne n’avait envie de franchir cette barrière de tissu.
— Je t’en prie, insista Franck.
Sharko savait qu’à cet instant précis la vie de Nicolas Bellanger allait se briser définitivement.
À bout de forces, il ne put plus retenir son ami.
Le capitaine de police força le passage.
Lorsqu’il vit, il tomba au sol et hurla.
[69]
Amandine se demanda si elle était capable de rentrer à bon port.
Elle avait l’impression que chaque terminaison nerveuse était à vif sous son crâne.
Elle parcourut les derniers kilomètres de voiture les yeux à demi fermés, avec la climatisation à fond sur son visage brûlant. Elle se gara n’importe comment, puis peina à ouvrir la porte blindée. En mode automatique, elle se dirigea vers sa chambre et s’effondra sur le lit, le nez en avant.
Elle n’entendit même pas Phong qui tambourinait de l’autre côté de la vitre.
Et elle sombra instantanément.
Elle émergea aux alentours de 5 heures du matin, la bouche sèche. Où se trouvait-elle ?
Son lit… Sa chambre…
Elle se redressa, incapable de se rappeler comment elle était arrivée là. Elle fit un effort. La surveillance de la maison médicale… La rue sombre… Le métro… Petit à petit, la mémoire lui revenait. Elle se souvenait surtout de cette migraine carabinée.
Avec une bonne nuit de sommeil, la douleur était passée, la marée s’était retirée.
Phong se précipita contre la vitre lorsqu’il la vit se lever. Il cogna des poings sur le Plexiglas, le visage déformé par la colère. Amandine, qui avait le contrôle prioritaire sur la domotique de la maison, activa l’amplificateur sonore qu’elle avait préalablement bloqué. Phong sauta sur le côté de son lit pour appuyer sur son bouton.
— Bon Dieu, Amandine, t’es devenue complètement folle ?
Amandine passa ses mains sur son crâne lisse et bâilla. Oui, ça allait vraiment mieux. Elle allait pouvoir attaquer la journée au CNR. Elle ôta ses chaussures à petits talons, massa ses pieds endoloris. Elle s’était endormie habillée.
— Tu m’entends ? Amandine !
— Je t’entends, pas la peine de hurler ni d’essayer d’abîmer le Plexiglas. Ça ne sert à rien.
— Qu’est-ce qui t’a pris de m’enfermer ?
Amandine soupira. Elle n’avait pas vraiment envie de discuter.
— T’enfermer ? Tu te crois enfermé parce que je t’évite d’aller te suicider dehors ? Parce que je veux juste te protéger ?
— Je n’ai plus accès qu’à ma chambre, à ma cuisine et à ma salle de bains. Je n’ai plus d’Internet ni de téléphone, aucun moyen de communiquer avec l’extérieur. Tu as verrouillé tout le reste, je ne suis plus libre de sortir de ce fichu bunker. Comment tu appelles ça, toi ?
— Tu n’as jamais été libre de sortir de ce bunker, Phong.
Elle s’approcha de la vitre. Phong n’était pas grand, elle le dominait d’une tête.
— On s’était bien mis d’accord quand tu as failli mourir à cause d’un rhume, non ? Quand de simples microbes inoffensifs venus de l’extérieur s’en sont pris à ton organisme ? On a posé les règles, toi et moi, tu t’en souviens ? On a aménagé cette maison en conséquence. Pour TE protéger. Et toi, tu brises toutes les barrières, tu vas t’acheter des fringues de sport dans les magasins, tu fais tes petites promenades sans même avoir la décence de porter un masque. Tu agis dans mon dos, tu risques ta vie. Qu’est-ce qui se passerait si tu te tordais la cheville dans les bois ? Si tu te blessais à des épines ? Tu peux m’expliquer ? Et c’est moi que tu traites de folle ?
Amandine embarqua ses chaussures et sortit de la chambre. Elle préférait couper court avant de s’énerver encore plus. Phong courut dans son couloir et la rejoignit. Ils marchaient côte à côte, toujours séparés par le mur translucide central.
— Tu ne peux pas faire une chose pareille.
— Je mettrai tes origamis et ton matériel de pliage dans la cuisine. Je te donnerai la télécommande de la télé, ou alors on l’installera dans ta chambre. On verra ce qui est le plus pratique pour toi. Je suis désolée que tu n’aies plus accès à ton salon, mais… il y a les fenêtres.
— Amandine…
— Je vais essayer de voir pour te rendre l’accès à ton site Internet, il faut que je me renseigne pour bloquer le reste. Maintenant que je n’ai plus confiance en toi, ça complique tout. Je ne sais pas comment on va faire.
La jeune femme continua sa marche et tourna vers la cuisine. Elle but un grand verre d’eau, se prépara un petit sac de nourriture. Yaourt, boisson, morceau de fromage. Phong la regardait de loin, les mains posées à plat sur une porte en Plexiglas. Il se mit de nouveau à frapper.
— Tu n’as pas le droit !
Elle passa devant lui et se rendit à sa salle de bains, où elle se doucha et se frotta. Elle prit son temps. Plus tard, elle récupéra son manteau et son sac.
— Je travaille toute la matinée, et j’ai un truc à faire dans l’après-midi.
Les clés de toutes les portes étaient posées dans une soucoupe, sur un meuble proche de la télé. Phong ne pouvait les toucher qu’avec les yeux. Elle se dirigea vers la porte blindée, inaccessible pour Phong qui n’était pourtant qu’à un mètre à peine. Elle resta quelques secondes dans l’embrasure.
— Tout va s’arranger.
Elle lui sourit, mais avec une expression qui, au fond, avait quelque chose de terriblement triste.